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n’avez devant vous qu’une partie des forces qui bloquent Metz, et qui, vous voyant vous retirer de Châlons à Reims, s’étaient étendues vers l’Argonne ; votre mouvement sur Reims les avait trompées, comme le prince royal de Prusse. Ici, tout le monde a senti la nécessité de dégager Bazaine, et l’anxiété avec laquelle on vous suit est extrême. »

Et deux heures après, une seconde dépêche suivait, ainsi conçue : « Au nom du conseil des ministres et du conseil privé, je vous demande de porter secours à Bazaine, en profitant de trente heures d’avance que vous avez sur le prince royal de Prusse. Je fais porter le corps de Vinoy à Reims. »

Rien ne pèsera plus lourd sur la mémoire de Montauban que ces deux feuilles de papier. L’orgueil du parti pris y montre son dédain tranquille de la vérité, et cette intelligence trop sûre d’elle-même s’y révèle esclave du projet qui la domine comme une passion. Car une idée aussi peut conquérir le cœur, et dès lors celui qui croit penser encore n’est plus qu’un homme épris. Le ministre défend sa combinaison militaire avec l’énergie sans scrupule, les subtiles audaces et tout l’aveuglement de l’amour. Un homme de guerre ne pouvait méconnaître la gravité de la situation indiquée par le maréchal. Au lieu de se rendre au témoignage du soldat qui est au milieu des troupes et touche l’ennemi, le ministre, loin de l’ennemi et de l’armée, prétend seul connaître les mouvemens de l’ennemi et diriger les nôtres. Le maréchal se trompe en un seul point : les forces adverses sont plus nombreuses qu’il ne croit. Montauban les réduit ou les supprime. Il semble qu’il ne se sente pas tenu de fournir au maréchal des nouvelles vraies, mais favorables ; et l’on devine à l’aide de quel sophisme. Le maréchal s’est prêté, il ne s’est jamais donné à l’entreprise qu’il poursuit ; il continue à chercher, par une prévention inconsciente, des raisons d’y renoncer ; son pessimisme lui exagère les difficultés. Lui exagérer les chances heureuses rétablira l’équilibre et lui permettra de voir les faits tels qu’ils sont.

Le malheur veut que cet esprit de légèreté et de ruse essaie ses prestiges sur une intelligence simple et sur une conscience droite. Le maréchal ne peut croire qu’on le contredise sans preuves, le roman du ministre lui rend suspectes ses propres informations. Surtout cette supplication solennelle et adressée au nom des autorités les plus hautes trouble sa conscience par un artifice semblable à la tentative de Courcelles. Pour décider une question militaire, le maréchal sent que nulle autorité n’est supérieure à la sienne ; mais quand l’intérêt de la France lui est attesté par la prière impérieuse de ceux qui la gouvernent à cette heure, et des grands serviteurs qui les ont précédés depuis l’origine de