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tous les argumens étaient étouffés et comme démentis par les acclamations de la garde nationale. Imbue de préjugés alors communs sur la vertu du suffrage et contre l’esprit militaire, elle acclamait précisément le général d’avoir préféré aux vieux procédés de hiérarchie militaire le vote émancipateur, d’avoir par là rétabli la dignité du soldat, assuré l’aptitude des chefs, et prévu la constitution nécessaire de l’armée à venir : elle lui savait un gré enthousiaste de tous les sentimens qu’il n’avait pas. Et la régence jugeait les intentions de Trochu sur le témoignage de ces admirateurs, satisfaite qu’il protestât, afin de l’accuser par surcroît d’hypocrisie.

Le gouvernement croyait suivre à la trace la marche d’une ambition menaçante. Dès son premier manifeste, cet adversaire avait préparé sa popularité par la flatterie, sa lettre au Temps était un encouragement aux troubles de la rue ; par son ordre du jour aux mobiles il s’était assuré une troupe dévouée à lui seul ; il avait enfin gagné à sa personne la garde nationale. Chacun de ses actes désarmait et isolait la régence. Et force était de le subir à cause de cette popularité même : Paris n’eût pas permis qu’on touchât à son idole, et toute tentative de la régence pour le révoquer ferait éclater sur l’heure la révolution qu’il préparait. Si on ne pouvait le mettre hors de son poste, on pouvait du moins l’y enfermer. Non seulement il cessa d’être associé aux projets, à l’action générale, mais on empiéta sur ses attributions spéciales, et le ministre de la guerre commença à donner dans Paris des ordres militaires, comme s’il n’y eût pas eu de gouverneur.

L’offense de ces procédés et de ces soupçons tombait sur l’homme le plus fier de sa valeur morale, et le plus jaloux d’être respecté. Il eût cru s’abaisser en se justifiant. L’injure faite à son caractère devint à son tour son grief amer contre la régence et ses conseillers. On le tenait à l’écart, il s’y mit lui-même plus encore. Il laissa vide dans les conseils du gouvernement la place qui lui avait été réservée, se contenta de revendiquer avec hauteur contre les usurpations des droits militaires de sa charge. Presque toutes ses journées se passaient aux remparts, dans les forts, sur les positions qu’il voulait ajouter à l’ensemble de nos défenses ; là, maître de sa volonté, il l’employait à hâter l’armement des ouvrages, la seule œuvre qui fût en son pouvoir, en attendant des soldats. Le soir, il rentrait au Louvre, où l’ancien ministère d’État était devenu son quartier général. Les hommes politiques, les curieux de nouvelles, les rêveurs de projets, ceux qui dans les malheurs publics cherchent une direction ou veulent la donner, ceux que la renommée attire, l’attendaient en foule. Loin de se soustraire à