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communes, la question sociale y est morcelée en questions communales.

Cela est rigoureusement vrai pour les contrées où, comme dans les Grisons, il n’existe pas ou il existe peu d’industries de type moderne et, s’il en faut rabattre pour les cantons manufacturiers, du moins reste-t-il rigoureusement vrai, et pour toute la Suisse, que la question sociale y peut recevoir ce que nous avons appelé une solution organique, une solution historique. On l’a souvent remarqué, dans les derniers congrès : le socialisme révolutionnaire est une espèce qui ne pousse pas et ne s’acclimate pas en Suisse. Dès que le socialisme s’y est fait jour, il s’est comme infusé et dilué dans les institutions ; il a donné naissance à une institution spéciale, le secrétariat ouvrier, mais cette institution elle-même n’est qu’un organisme de plus, qui ne dérange en rien l’existence normale du pays ; il s’est discipliné, il s’est classé ; il est passé dans la vie organique, dans la vie historique de la Confédération. Ailleurs, le socialisme est hors de la société et contre elle ; en Suisse il est dans la société. Il serait excessif de prétendre qu’il agit comme un aliment, mais non plus il n’agit pas comme un ferment mortel. Si le corps helvétique ne se l’assimile pas, il en supporte le virus atténué et il élimine, par mille institutions locales, ce qui pourrait lui nuire : tout ce vieux collectivisme communal, toute cette vieille démocratie diffuse lui sert comme de vaccin et lui confère une sorte d’immunité.

Mais il va de soi que les choses changeraient d’aspect et que la question sociale prendrait en Suisse la même gravité qu’ailleurs, qu’elle s’y poserait dans les mêmes termes, si la Confédération devenait un État complètement, absolument centralisé. Or on ne saurait nier que c’est la tendance de toute confédération de se resserrer en un État fédératif et la tendance de tout État fédératif, de se centraliser de plus en plus pour devenir un État parfait, ce qui ne signifie, dans le langage du droit, que parfaitement un[1]. On ne saurait davantage contester, à repasser les faits, que cette tendance vers la centralisation ait été, depuis un demi-siècle, celle du gouvernement de la Confédération helvétique. Elle est au fond de la guerre du Sonderbund, entre les lignes de toutes les constitutions postérieures à 1848, sous les articles de chaque loi fédérale. Un courant centraliste d’une grande puissance emporte, on le répète, la Confédération, mais

  1. Voy. Sir Travers Twiss, Le Droit des gens, t. I ; En temps de paix, pp. 51,59, 61. Cp. Bluntschli, Geschichte des Schweizerischen Bundesrechts, 2e édit., 1875 ; La Politique, trad. franc., pp. 242 et suiv., Théorie générale de l’État, trad. franc., p. 416 et suiv.