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communaux très étendus[1]. Partout dans les 22 cantons, le droit ou le privilège de « bourgeoisie » est demeuré très vivant et très efficace, en sorte que tout Suisse a, pour ainsi dire, jusqu’à trois nationalités : il est Suisse, il est citoyen de tel canton, il est bourgeois de telle commune ; ou, si l’on veut, ces trois nationalités en font une seule, mais élevée à la troisième puissance : le canton et la commune en sont les facteurs. L’homme et la commune ne font qu’un ; où que l’homme s’en aille, en Suisse, la commune le suit comme son ombre. On n’oublie jamais de spécifier : Decurtins, de Trons, Scherrer, de Saint-Gall, Forrer, de Winterthur, comme on disait, aux premiers temps, Fürst, d’Uri, Stauffacher, de Schwyz, Arnold du Melchthal, d’Unterwalden. Jamais on n’oublie de localiser la qualité de citoyen, et ce n’est pas là seulement un rappel, une trace de fédéralisme : c’est la preuve que la commune n’est pas morte, qu’elle n’est pas affaiblie et qu’elle n’a point lâché sa prise sur l’individu[2].

Cette nation a des cases, cette société a des cadres : le grand organisme de l’Etat n’a pas tué les organismes plus petits. Assurément on ne trouve pas partout une foi religieuse aussi entière, aussi peu entamée que dans la vallée du Vorderrhein, et l’on ne trouve partout ni les mêmes institutions, ni les mêmes traditions, ni tout à fait les mêmes coutumes, ni tout à fait la même manière d’être, mais nulle part on ne trouve un peuple sans croyance formelle, et nulle part il ne manque d’institutions et de coutumes anciennes, contre lesquelles les nouveautés sont sans vertu et qui, pesant sur elles de tout le poids de l’histoire, ou les brisent, ou les réduisent à leur mesure et les façonnent à leur image et ressemblance. Devant cette multitude de petits organismes, bien vivans, communes et associations, les grandes questions contemporaines ne se posent pas dans les mêmes termes que devant l’Etat centralisé, ogre et géant, accapareur et destructeur de toute vie qui n’est pas la sienne ; elles se fractionnent, elles aussi, et, pour la Suisse, par exemple, comme l’État y est divisé en

  1. Voy. Ém. de Laveleye, De la Propriété et de ses formes primitives ; Paris, Alcan, 1891, 4e édit., p. 119-106.
  2. Cpr. les très judicieuses remarques de M. Canovas del Castillo, Problemas contemporaneos, III, Discurso del Ateneo : La Democracia pura en Suiza, p. 45-86. M. Canovas del Castillo observe justement que le canton suisse est comme une grande commune qui, par l’absence d’un pouvoir central assez fort, a pu atteindre son complet épanouissement.