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conservation et de durée, que la montagne y communique aux hommes quelque chose de sa perpétuité, de son éternité et que cette maigre terre, cette pauvre vallée ne veuille rien laisser perdre. L’antique Rhétie survit dans les Grisons et les mêmes légendes subsistent, embaumées dans la même langue. En grattant les saints, on retrouverait les divinités rhétiques et, par exemple, sous la sainte Marguerite chrétienne, une déesse païenne de la fécondité, une nymphe des eaux ou des bois[1]. La commune grisonne, c’est la commune rhétique, la commune celtique ; si l’on voulait expliquer la relation des institutions politiques aux institutions économiques et comment le chef du troupeau était en même temps le chef du village, ce que l’Irlande a permis de deviner, les Grisons le confirmeraient ; le tgauvitg grison, d’abord chef du troupeau et, durant des siècles, chef du village, éclairerait la transition.

La liberté grisonne, que célèbrent les poésies d’Anton Huonder, c’est celle que vantent et revendiquent d’âge en âge les chants populaires, celle qui faisait autrefois que les mères jetaient leurs enfans sous les pieds des chevaux des Romains victorieux, aimant mieux les voir morts qu’esclaves, celle qu’on a sauvée par le fer et retrempée dans le sang, qui a brisé les entraves féodales ; et c’est la liberté rhétique, que le paysan grison a défendue contre Napoléon Ier, comme jadis contre César-Auguste. Cette démocratie de paysans, c’est celle qui a fondé la Ligue Grise ; par une longue chaîne de héros et de magistrats obscurs, de capitaines et de législateurs de village, elle rejoint les démocraties paysannes de la Rhétie. Dès qu’elle réapparaît pour ne plus disparaître, au commencement du XVe siècle, elle se révèle telle que nous la pouvons voir encore : digne, fière, sans haine et sans envie, avec un très haut sentiment de la valeur personnelle de l’homme, avec un sentiment très net de l’égalité politique et juridique des hommes ; sûre de n’être, de nature, inférieure à qui que ce soit ; respectueuse des supériorités acquises, du talent, du savoir ; orgueilleuse des familles paysannes qu’elle croit capables et dignes de gouverner[2] ; écrivant familièrement : « A notre cher ami le roi de France, » et disant cérémonieusement : « Monsieur le docteur Martin Luther ; » amie de l’instruction et, dans tous les traités qu’elle conclut, réclamant des maîtres d’école. Mais dès sa réapparition elle est fixée, et, en un certain sens, elle est achevée : elle est, quant aux grandes

  1. Ainsi de la Vierge, de sainte Cécile, etc. Voy. L’Urbaire de Tavetsch, qui rappelle, sur plus d’un point, le Formulaire de Mersebourg.
  2. Voy. dans la Chrestomathie de Decurtins (I, 2, p. 358-370) les chansons dites de la Valteline. Voy. les Chansons sur Jean de Travers, la Chanson de la Montagne, celles sur le prêtre Rusca, sur la Diète, « le jardin où les voleurs croissent le plus dru », celle sur les Chats des différentes communes, qui rappelle les Chats fourrés de Rabelais.