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La commune grisonne est libre et souveraine. Mais elle ne le serait que théoriquement et ne le demeurerait point en fait, si elle n’avait pas de quoi subvenir à tous ses besoins, si elle était obligée de faire appel au concours du canton, qui est, ici, l’Etat. Dans la pratique, elle est libre et souveraine parce qu’elle a, bien à elle, les ressources suffisantes, parce qu’elle est propriétaire, avec tous les droits du propriétaire, ou à peu près tous, quant à la disposition et à l’administration de ses biens[1].

A l’ordinaire, ces biens consistent en forêts et en alpes. L’administration des forêts de la commune est confiée à une commission particulière et à un forestier communal, sous la surveillance directe du président et des conseillers. Pour les alpes et pour chaque alpe, les usagers se réunissent en une sorte de syndicat qui a, entre eux, une certaine existence juridique et produit certains effets de droit. Mais la commune, ainsi qu’on l’a noté, est le plus souvent formée de plusieurs villages, hameaux ou écarts. Il en résulte que toute la commune n’est pas, en tant qu’une seule commune, propriétaire de toutes les alpes et de toutes les forêts qui ne sont pas de propriété privée. Le terroir de la commune grisonne est si vaste et les montagnes, dans cette partie de la vallée, sont si denses que chaque village, chaque hameau, chaque écart a la sienne, c’est-à-dire qu’il a sa forêt et son alpe.

La législation moderne voudrait que toutes les alpes et toutes les forêts fussent la propriété de toute la commune, seule considérée comme être moral et corps politique, et, plus encore que la législation, ainsi le voudrait la jurisprudence fédérale[2]. Mais tout, dans les Grisons, résiste à cette prétention. Tout proteste, tout s’y insurge contre la lente et plus ou moins hypocrite abolition du vieux droit et des vieilles coutumes : pas plus que la Révolution française n’a pu, de vive force, substituer, en Suisse, la liberté jacobine aux libertés traditionnelles, pas davantage, en ce canton, la Confédération à tendances centralistes ne pourra substituer à la loi et aux institutions grisonnes une loi et des institutions qui tirent leur origine d’un principe abstrait ou d’une théorie, non point de la nature et de l’histoire.

Et c’est pourquoi, dans cette vallée, dans ce long défilé où la terre est si étroitement, si parcimonieusement mesurée aux besoins des hommes, il a été impossible de supprimer le « parcours »,

  1. Le gouvernement cantonal n’intervient, pour exercer une surveillance sur l’administration des biens de la commune, que s’il en est requis, dans le cas d’abus manifeste. Alors, la commune peut être « mise en tutelle ». Pour la vente des forêts, l’approbation du service forestier est nécessaire.
  2. Le tribunal fédéral qui siège à Lausanne, est le tribunal suprême de la Confédération ; ses arrêts font jurisprudence, comme, chez nous, ceux de la Cour de cassation.