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De même que l’alliance était plus intime entre les villes, d’une part, et les Waldstätten, de l’autre ; de même, les cantons catholiques, d’une part, et d’autre part, les cantons protestans sont enclins à former des ligues séparées, à se constituer en deux groupemens distincts et opposés. Logiquement, il en devait être ainsi, dans un petit pays, dans un assemblage de petits pays alliés, mais indépendans, plutôt juxtaposés que réunis, et placés entre deux grandes puissances dont ils subissaient l’attraction, la France catholique, l’Allemagne protestante. Et, de fait, il en fut très longtemps ainsi. Les partis politiques, en Suisse, furent longtemps des sectes religieuses et, plus ou moins dissimulé, le différend religieux fut longtemps au fond de tous les débats.

Mais, la première flamme éteinte, ce différend, comme les autres, fut tranché selon la méthode démocratique, à la majorité des voix et il eut sa solution, une solution démocratique, dans la liberté et l’égalité. L’ardeur tombe avec les années ; la passion ne s’arme plus du glaive ou ne s’en arme que rarement ; il n’est pas sans exemple que les intérêts humains viennent à la traverse des convictions, spirituelles[1]. Tout transige en ce monde, même ce qui, de nature, est le plus intransigeant. Au XVIIIe siècle, des communautés catholiques vivent tranquillement au milieu de cantons protestans et des enclaves protestantes, au cœur de cantons catholiques. C’est une espèce d’idylle après la tragédie ; c’est, en tout cas, une trêve dans la lutte. L’Encyclopédie a passé par là, ou elle va passer. Les fils de famille qui reviennent des armées du roi rapportent les œuvres de Voltaire, de Rousseau, de Diderot, de d’Alembert[2]. Catholiques et protestans s’en nourrissent ou s’en amusent à l’envi. Les protestans y ajoutent les écrits des rationalistes allemands. Des loges maçonniques se fondent partout, dans les cantons catholiques aussi bien que dans les cantons réformés. En cette tolérance mutuelle, il entre assurément beaucoup d’indifférence. A l’on ne sait quels sourds frémissemens, on devine, même dans ces hameaux perdus, qu’une crise de la civilisation est proche.

À cette crise de l’Europe entière, une petite fraction de l’Europe, la Confédération helvétique, résiste mieux que toutes les autres. La démocratie historique se garde et la garde de la folie de l’absolu, qui fut le grand ennemi de la Révolution française. La

  1. D’une religion à l’autre, on s’entend contre les sujets de même religion qui se révolteraient. On traite de seigneurs à seigneurs et non plus de catholiques à réformés. Ainsi, les abbés de Wettingen et de Muri avec les régens de Berne et de Zurich.
  2. On en trouverait encore la collection, plus complète peut-être qu’en France même, dans la bibliothèque des vieilles familles militaires, et notamment dans les cantons les plus catholiques de la Suisse.