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laissent marchander, personne n’a assez de pouvoir pour vendre ni les treize cantons, ni un seul canton. Ici, en général, au point de vue politique, pas de différence entre les citoyens ; pas de princes, pas de gentilshommes : des magistratures temporaires et, sous la loi faite pour tous et par tous, « une libre liberté[1]. » Mais la terre est avare et la race vigoureuse : par ce temps d’armées mercenaires, la Suisse doit être, pour l’Europe, comme une foire aux soldats. Les uns vont servir en Allemagne, les autres en France, et de la sorte encore se créent et s’entretiennent, dans la Confédération, un courant allemand et un courant français. Jusqu’au traité de Westphalie, il semble que le courant allemand l’emporte ; après 1648, c’est le courant français. Mais ni le courant allemand ni le courant français ne menacent sérieusement d’emporter la Suisse : il leur faudrait submerger un peuple de treize peuples.

La longue pratique de la démocratie préserve aussi efficacement la Suisse d’un autre péril non moins grave. Sans nul doute, l’unité de la Confédération, son unité morale et presque son unité politique, a été, au XVIe siècle, soumise à une cruelle épreuve. La réforme est, à cet égard, le fait le plus considérable de l’histoire, non seulement religieuse, mais politique de la Suisse. De tout temps, et comme toutes les démocraties primitives, la Confédération helvétique avait été, en quelque sorte, frappée à une effigie religieuse. L’acte d’alliance de 1291 est dressé : Au nom du Seigneur, amen ! Le serment du Grutli est un serment sacré. Les landsgememden, les assemblées populaires et les diètes, les assemblées des députés, commencent et finissent par des prières ; la religion est le grand aliment et le grand moteur de la vie publique, dans l’ancienne Confédération. Or les prédications de Zwingli peuvent avoir et ont pour effet de couper la Suisse en deux tronçons. La question n’est pas réglée par la bataille de Cappel, car c’est un mauvais théologien que la hache. Il y avait déjà des cantons urbains et des cantons ruraux, des cantons à tendances françaises et des cantons à souvenirs ou à préférences germaniques : il y aura désormais des cantons catholiques, des cantons protestans ; il faillit y avoir une Suisse catholique et une Suisse protestante.

  1. Machiavel, t. VI, p. 319. Rapporte delle cose della Magna, du 17 juin 1508 : Non solamente sono inimici ai principi, ma eziandio sono inimici ai gentiluomini, perchè nel paese loro non è dell’ una, nè dell’ altra spezie, e godendosi senza distinzione veruna d’ uomini, fuor di quelli che seggono nei magistrati, una libera libertà. Cp. Principe, XII, éd. Testina, 1550, p. 37, et Discorsi sopra la prima Deca, di T. Livio, libro I, cap. LV (même éd., p. 124) ce que Machiavel dit de l’Allemagne étant au moins aussi vrai de la Suisse. Voy. encore Guichardin, Del Reggimento di Firenze, lib. I, Opere inedite, t. II, p. 49.