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figure de nation. Cette constitution de la Suisse en nation, la géographie la rend très pénible et le droit public européen ne la reconnaît que fort tard. Jusqu’au traité de Westphalie, jusqu’en 1648, la Confédération helvétique n’est pour lui qu’une ligue dans l’Empire, la Ligne de la Germanie supérieure. Les empires et les royaumes hésitent à légitimer une république issue d’une conjuration de paysans. On espère rompre et dissoudre une nationalité aussi fragile encore ; elle n’est défendue et sauvée que par ses institutions démocratiques. Les émissaires du roi de France intriguent dans certains cantons, les agens de l’empereur dans d’autres. Par l’or français et par l’or allemand, « répandu en public et semé dans le particulier » tout le pays est « empoisonné[1] ». Tout le pays, ce serait trop dire. À la vérité, la Diète, qui est comme le gouvernement central de la Confédération, — ou qui le serait s’il y avait alors en Suisse un gouvernement central, — qui est l’assemblée générale des députés de tous les cantons, est assiégée, sollicitée par les ambassadeurs des puissances étrangères. Mais la Diète n’est pas une Chambre souveraine : elle n’est qu’une conférence d’envoyés, munis d’instructions qui ne sont pas moins que des mandats impératifs. Elle écoute, discute, délibère, s’ajourne et ne décide rien. Faute d’instructions, les députés doivent remettre à plus tard toute résolution ; c’est une échappatoire pour eux, et ils en usent, le tempérament national étant fait de lenteur et de prudence. Aussi que de Diètes en travail et de Diètes travaillées, « enfantent un berlingot[2] ! » De douze ou treize cantons, le roi de France se flatte d’en avoir quatre et l’empereur d’en avoir huit, mais, — la remarque vient d’un homme qui s’y entend, — l’empereur et le roi, s’ils s’y fiaient, seraient « l’un mal servi, et l’autre, pis[3]. »

L’antidote au fatal poison qui corromprait et à la longue détruirait le corps helvétique existe, par bonheur, et ne perd point de sa vertu : c’est le farouche amour de la liberté, amour plus fort que l’or et plus fort que la mort. C’est le vieil esprit démocratique, qui s’est conservé sans altération et qui fait que, si plusieurs se

  1. Machiavel, Œuvres, Ed. Passerini et Milanesi, t. V, p. 255, Legazione XXIV. All’ Imperatore Massimiliano in Germania, lettre 3, datée de Bolsano, 27 janvier 1507 (1508) : Hanno con danari in pubblico e in privato avvelenato tutto quello paese.
  2. Id., ibid., E credesi che questa ultima diela arà parturito uno berlingozzo, come le altre.
  3. Ib., ibid., Sarebbe maie servito l’uno Re, e peggio l’altro.