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ce qui sera nécessaire pour qu’elle tourne à son avantage. S’expliquer ? S’excuser ? Jamais ! Il sait bien que des questions pareilles, lorsqu’on les porte devant un Parlement, n’ont point de fin et laissent des traces ineffaçables. C’est au pays qu’il s’adressera, parce qu’on ne donne au pays que les explications qu’on veut, et que parfois il s’en contente. M. Crispi s’appuiera sur le roi, au risque de le compromettre ; il risque le tout pour le tout.

Nous n’avons pas à juger nos voisins et nous avons traversé nous-mêmes des épreuves trop récentes pour être sans pitié. Les fautes de M. Crispi s’expliquent par sa vie tout entière, par sa carrière accidentée, par les hasards de toutes sortes auxquels il s’est exposé et dont il est sorti. Il s’est élevé dans les conspirations, dans l’exil, dans les aventures, ce qui est évidemment une médiocre école de mœurs. Tous les pays qui ont traversé des crises révolutionnaires, et où les partis ont lutté les uns contre les autres pour l’existence même, ont connu des hommes de ce caractère et de cette trempe. Ils sont utiles pendant un temps, ils deviennent quelquefois gênans par la suite, et lorsque la révolution ne les a pas dévorés, il faut la main d’un Napoléon pour les tenir à leur place : encore n’y parvient-elle pas toujours. Juger ces hommes d’après les règles ordinaires, n’est peut-être pas d’une équité absolue : ils ont dû employer tant d’instrumens et de moyens divers, sans toujours les choisir, que ces contacts n’ont pas été sans influence sur eux-mêmes. Il n’en est pas moins vrai, et cela est fort heureux, qu’un gouvernement, lorsqu’il est fondé et se sent sûr de lui, a une tendance naturelle à revenir à des procédés plus réguliers et à des hommes qui y soient mieux adaptés. Il y a alors, presque fatalement, une lutte entre le passé et l’avenir, entre de vieilles habitudes auxquelles certains renoncent difficilement et des aspirations différentes auxquelles les autres obéissent. Parfois des scandales éclatent et viennent aider l’évolution inévitable. La conscience publique s’éveille, se révolte, et l’on s’aperçoit qu’il faut renoncer à des erremens qui ont toujours été condamnables et qui seraient désormais sans excuse. L’Italie en est-elle là ? C’est probable. Quelque vaillante que soit sa défense, M. Crispi aura bien de la peine à rester intact. Ce n’est pas seulement autour de lui que sa situation est jugée avec sévérité. Il semble même que l’opinion italienne, qui n’a peut-être pas éprouvé un bien grand étonnement, ne soit pas pour lui sans indulgence ; la presse européenne est plus rigoureuse. Nous ne parlons pas de nous : la Riforma a eu soin de nous dire que nous ne pouvions pas être impartiaux. Mais à Vienne, à Berlin, parmi les journaux de la triple alliance, la réprobation a affecté une forme très dure et presque implacable. Il est certain que, si le gouvernement italien veut prendre place parmi les gouvernemens conservateurs de l’Europe et donner l’impression que la révolution d’où il est issu est enfin terminée, il