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de ses ennemis ne peut se plaindre d’avoir été maltraité par ce galant homme, qui évitait les éclats, les paroles dures, et se piquait de procédés,

Il n’avait pas l’irritabilité, les emportemens de son prédécesseur, ni ses nerfs orageux. Toujours maître de lui, on ne se souvient pas de l’avoir vu en colère ni qu’il ait perdu son sang-froid. Il avait une philosophie naturelle, qui prenait son parti de beaucoup de choses. — « Qu’on déchaîne contre moi l’opinion publique, je puis certifier à M. Rickert que le pouls ne me battra pas plus vite… Depuis que j’ai l’honneur de siéger à cette place, j’ai essuyé bien des attaques, bien des critiques et des blâmes : j’ai pris cela comme on prend le bon et le mauvais temps. » Dans l’occasion, il émettait des aphorismes comme ceux-ci : « Les hommes ne sont jamais contens… On ne changera pas la nature humaine… Rien n’est plus difficile que de convaincre un député… »

Il disait encore : « On ne supprimera jamais les antagonismes et les conflits… La faculté de faire beaucoup de mal est plus répandue que celle de faire un peu de bien… Un gouvernement doit savoir nager contre le courant… Si j’avais à mon service un employé uniquement chargé de démentir chaque jour les histoires qu’on débite sur le compte du chancelier de l’empire, je vous assure que ce serait un homme fort occupé. » Une lui arrivait de s’échauffer que lorsqu’on prenait à partie des fonctionnaires placés sous ses ordres : — « Attaquez-moi, s’écriait-il, je suis bon pour me défendre, mais n’attaquez pas mes fonctionnaires ; je les couvrirai toujours, c’est le plus beau de mes devoirs. » M. de Bismarck s’est-il jamais échauffé en défendant l’un de ses subordonnés ? On permet à l’homme de génie de n’aimer que lui-même ; son moi est si étendu !

Dans les affaires étrangères comme à l’intérieur, M. de Caprivi n’a rien changé aux règles de conduite qu’on avait suivies avant lui, et la triple alliance a été le pivot de sa politique. Mais dans ses rapports avec les voisins de l’Allemagne, quels qu’ils fussent, il a pratiqué la méthode douce. Il n’a jamais haussé la voix ni tenu un langage comminatoire ou irritant ; il n’a jamais fait naître des difficultés, il a mis du liant dans le commerce de la vie internationale. A la vérité il n’admettait pas qu’on soulevât certaines questions, et il a tenu à nous faire savoir que l’Allemagne garderait toujours ses conquêtes : — « La nation allemande ne se soumettra jamais à la décision d’un tribunal d’arbitres qui la mettrait en demeure de renoncer à l’Alsace-Lorraine. Elle verserait jusqu’à la dernière goutte de son sang plutôt que de se dessaisir de son bien. » Mais il disait aussi : « Dieu me préserve de prononcer une seule parole qui puisse déplaire à la France. »

Il s’est toujours montré désireux de n’avoir de querelle avec