Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/215

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui. Ce qui a dû l’aider à se consoler, ce sont les sympathies qui lui ont été témoignées, les peines qu’on a dû prendre pour le remplacer et les difficultés contre lesquelles se débat son successeur, dont les débuts n’ont pas été heureux.

En arrivant aux affaires, M. de Caprivi avait senti aussi vivement que personne ce qu’il y avait de périlleux dans sa situation, et combien était pesante la tâche qu’il assumait. Il avait rendu un éclatant hommage au génie de son prédécesseur et déclaré qu’il s’inspirerait de ses leçons et de ses exemples, qu’il suivrait en toute chose la même ligne de conduite, qu’il n’avait aucun goût pour les innovations précipitées et dangereuses. Il lui en coûtait peu de conformer sa politique à celle de M. de Bismarck, dont il partageait les opinions et les croyances. « Je me crois, avait-il dit, foncièrement conservateur : Ein durch und durch conservativer Mann. » Les vrais conservateurs, avait-il ajouté, ont une façon particulière de considérer le monde et la vie : ils croient à l’action divine et que les individus ne sont que les instrumens de la Providence ; que les institutions séculaires ont un caractère sacré et ne doivent être modifiées que dans les cas de suprême nécessité ; que la monarchie chrétienne est le seul gouvernement qui convienne à l’Allemagne.

Comme son prédécesseur, ce conservateur idéaliste et chrétien s’est appliqué on toute occasion à défendre les prérogatives de son souverain contre les prétentions téméraires des libéraux. Il a toujours affirmé qu’un empereur-roi qui prend son autorité au sérieux a le droit de choisir librement ses ministres, sans tenir compte des volontés confuses et changeantes d’une majorité ou d’un parti. « Grâce à Dieu, s’est-il écrié un jour, nous ne connaissons pas en Prusse le gouvernement parlementaire ! » En ceci encore, il demeurait fidèle aux traditions. Le régime constitutionnel est regardé par les hommes d’État prussiens comme une maladie organique dont il est impossible de se débarrasser, et avec laquelle il faut vivre. Devient-elle trop grave, on fait venir le médecin et on avise. Il est dur pour un chancelier ou pour un président de conseil d’avoir à discuter avec des Chambres ; mais s’il leur permettait d’entreprendre sur les droits réservés, sur les libres décisions du souverain, il manquerait à tous ses devoirs. M. de Caprivi en était aussi convaincu que le prince de Bismarck, et s’il avait eu le moindre doute à ce sujet, l’empereur Guillaume II l’aurait mis à pied dès le premier jour.

Cependant le Parlement existe, et on ne peut le supprimer. C’est lui qui tient les cordons de la bourse : bon gré mal gré, il faut, sous peine de conflits sinon périlleux, du moins désagréables, s’entendre, s’arranger avec lui. Or, dans l’état actuel des partis, il n’y a dans le Reichstag comme dans la Chambre des députés prussiens aucune