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que la littérature anglaise différait de l’allemande, et celle-ci de la Scandinave ou de la russe, autant que chacune d’entre elles diffère de l’espagnole ou de l’italienne. — Je ne le suivrai point parce que j’ai le plaisir imprévu, quand il en vient aux conclusions, de découvrir que nous sommes d’accord sur les points fondamentaux ; peu importe alors le chemin qu’il a pris. Sur la route, le lecteur aura éprouvé quelques surprises ; il aura appris que l’accent particulier du cœur et de l’intelligence ne diffère pas sensiblement, d’un Dostoïewsky à un Victor Hugo, d’un Tolstoï à un Flaubert, d’une George Eliot à une George Sand. Avec cette généreuse largeur de points de vue, le chimiste peut prouver au poète que, l’eau étant toujours de l’eau, le lac profond qui dort sous les sapins dans un pli de montagne ne diffère pas du torrent qui se précipite à travers les rochers. — On allait s’étonner encore, mais on lit que Bouvard et Pécuchet étaient « inquiets du mystère universel », au même titre que Bézuchof et le prince André : on comprend alors que notre champion veut « renfoncer l’orgueil » des Russes, comme disent les bonshommes de Flaubert, et qu’il nous tend le piège du paradoxe comme il sait le faire, avec une grâce légère, pour le plaisir d’y voir tomber quelque Bouvard innocent. Il n’était que temps de ne plus s’étonner : l’avocat de Flaubert nous guettait, pour ajouter un joyeux chapitre aux expériences intellectuelles des deux crétins : Ils prirent au sérieux les littératures du Nord

Et de cette vaillante gageure, il sort des conclusions qui confirment les nôtres. « Dans cette circulation des idées, on sait de moins en moins à qui elles appartiennent. Chaque peuple leur impose sa forme… Cette pudeur, cette retenue, ce scrupule incurable (des écrivains du Nord) s’expliquent encore par l’esprit religieux dont ils restent quand même imprégnés. Et nous finissons par voir ici que les différences des littératures se rattachent aux différences profondes des peuples. » — Avons-nous jamais dit autre chose ? Je sais gré en outre à M. Jules Lemaître d’avoir développé avec sa fertilité de vues quelques indications particulières sur lesquelles j’avais trop rapidement glissé ; entre autres celle que je risquais ici, il y a trois ans[1], à l’aurore de l’engoûment ibsénien, quand je me demandais si M. Alexandre Dumas fils ne nous avait pas donné d’avance le théâtre du terrible Scandinave. Ceci n’est point pour enlever à Ibsen ses mérites, qui sont grands, et qu’on trouvera bientôt plus grands encore, lorsqu’on lira la traduction de son puissant poème, Brandt. Mais, si l’on fait de lui un géant, on exhausse d’autant son rival

  1. Voir la Revue du 15 février 1892.