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aussi peu que les tribus arabes les plus réfractaires. Les Turkmènes montrent à cet égard des aptitudes un peu différentes : quoique plus guerriers que les Kirghiz, ils ne craignent pas de remuer la terre. Les prodigieux remparts de Merv, ceux du vieux Tchardjoui et de leurs autres places fortes, qui constituent dans les grandes plaines de la Transcaspienne de véritables montagnes artificielles aux formes géométriques, sont les témoins de leur aptitude aux travaux d’art, surtout quand ils ont eu la guerre pour but. Ils ont creusé aussi de très nombreux canaux d’irrigation, souvent immenses, et certaines de leurs tribus, comme celles qui habitent l’oasis de Merv ou les environs par exemple, ne sont qu’à demi nomades, c’est-à-dire que, pendant six mois de l’année, on les voit demeurer à la même place et cultiver le sol. Cependant ils ne construisent pas pour cela de maisons. Ils se bornent à installer à poste fixe leurs tentes de feutre.

Au contraire, les Kirghiz sont toujours franchement nomades. Le pâturage des troupeaux est leur seul moyen d’existence, et leurs villages de tentes, leurs aouls se déplacent avec autant de facilité que le faisaient autrefois les capitales de leurs ancêtres, ces Mongols dont le bon moine Rubruquis nous a laissé la description. L’empereur Batou-Khan, souverain de la Horde d’Or, consentait à avoir un palais ; mais il considérait comme nécessaire que ce palais, aux murailles d’osier, fût mobile. Aussi ce monument était-il construit sur une grande plate-forme que traînaient, à travers la steppe, trente-deux bœufs attelés de front. Aujourd’hui les Kirghiz ne font plus d’aussi importantes constructions. Leurs chefs les plus considérables n’habitent plus que des tentes dont les plus grandes n’ont pas plus de vingt pieds de diamètre. Malgré tous les efforts des Russes pour leur donner le goût de l’agriculture et malgré les écoles qui ont été fondées en vue de ce résultat, les Kirghiz demeurent rebelles à ce genre d’occupation. Aussi a-t-on fondé sur leur territoire, qu’ils laissaient inculte, des colonies agricoles peuplées d’immigrans venus d’Europe.

Un procédé assez intéressant à noter, au point de vue de la comparaison de l’Asie russe avec l’Algérie, c’est la grande autonomie laissée aux tribus, tant sédentaires que nomades, à ces dernières surtout. Pour ce qui concerne les Kirghiz, cette mesure s’explique par cette circonstance qu’ils se sont donnés volontairement à la Russie. En outre les bis, étant électifs, ont moins d’autorité et sont moins dangereux au point de vue des insurrections, que ne le seraient de grands chefs héréditaires. Leur apparence est tout autre que celle des bach-agas ou même des caïds algériens. Ils sont infiniment moins majestueux, moins décoratifs, et paraissent moins respectés de leurs administrés. Ils commandent pourtant