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autre banque avec l’unique page restante, dont le verso était vierge. La somme, très importante, fut payée et donna lieu à un procès demeuré célèbre dans la jurisprudence financière.

D’autres professionnels d’outre-Manche ont poussé plus loin le raffinement : ils ont envoyé, sur du papier à lettres authentique des banques anglaises qu’ils s’étaient procuré, avis à des maisons continentales de la délivrance de lettres de crédit à leur nom. Vingt-quatre heures après, juste à temps pour que le banquier visé n’ait pu recevoir de réponse d’Angleterre, le faussaire lui rendait visite, et, pour mieux capter sa confiance, ne touchait qu’une partie de la somme à laquelle il semblait avoir droit.

Cette discrétion dans le vol n’est pas très rare. Une banque avait envoyé de Paris à Odessa des billets russes. A l’arrivée du pli chargé, le destinataire télégraphia que le chiffre indiqué ne s’y trouvait pas, mais que, en revanche, il renfermait des coupures autrichiennes et roumaines. Très intrigué, l’expéditeur se fit retourner l’enveloppe et son contenu pour l’examiner. Il reconnut qu’après avoir coupé le cachet à la cire, le voleur s’était approprié une partie des roubles et les avait remplacés par une menue monnaie fiduciaire d’autres pays. Honnêteté d’appoint, billon de scrupules… Je ne parle ni des traites fausses, ni des valeurs contrefaites, encore assez fréquentes : on découvrit il y a peu de temps l’existence de nombreux titres imités de la dette extérieure espagnole, sur lesquels certains établissemens avaient consenti des prêts ou effectué des négociations.

En attendant que l’on ait organisé, pour les fortes sommes, l’usage des chèques « crosses », dont l’encaissement ne peut être fait que par des banquiers, les soins nouveaux apportés au papier, à la gravure confiée à des ateliers spéciaux, ont pour but de rendre les travestissemens des chèques très difficiles. La teinte jaune, rose ou bleue qui les recouvre, n’est autre chose que le nom de la société de crédit dont ils émanent, répété à l’infini en lettres minuscules et imprimé si légèrement que l’encre de la plume dissout la couleur. Un lavage ou un grattage devient ainsi presque impossible. De plus, la place où la somme doit être inscrite en chiffres est disposée de telle sorte que le moindre agent chimique la détériore d’une manière très visible. Enfin les banques usent d’un gaufrage ou d’un piquetage qui rend fort malaisées les modifications frauduleuses. Pour les lettres de crédit l’on a adopté, soit dans la pâte du papier, soit dans la partie imprimée, certains signes conventionnels que le faussaire ne peut découvrir.

Préposé à la conduite d’une armée de millions qu’il doit sans cesse tenir en haleine, et à laquelle il faut faire suer un dividende, le directeur d’un établissement de crédit, oblige d’éventer chaque