Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/118

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La conscience est comme le cœur : il lui faut un au-delà. Le devoir n’est rien, s’il n’est sublime ; et la vie devient chose frivole si elle n’implique des relations éternelles[1]. » C’est la vraie manière de poser le problème, et de le résoudre, peut-être. Il n’importe qu’en fait la morale soit sortie de la religion, ou la religion de la morale, ni même qu’il y ait eu des religions « immorales, » ou des morales « sans Dieu ». J’en dis autant de la question de savoir si nous instituerons quelque jour cette morale purement laïque dont je parlais tout à l’heure. Elle n’est pas mûre ; et l’autre, la première, la question de savoir ce qu’il entrait de « surnaturel » dans la morale, ou de morale dans « la religion » d’un contemporain de Numa Pompilius, est oiseuse, pour le moment, comme n’intéressant que les historiens. Mais ce qui est essentiel, et ce qui est certain, c’est que la morale et la religion ne prennent tout leur sens, elles ne réalisent la totalité de leurs définitions, pour ainsi parler, qu’en se pénétrant l’une l’autre, et si je l’ose dire, qu’en s’amalgamant. « Une morale n’est rien si elle n’est pas religieuse », — c’est encore à Scherer que j’emprunte cette formule, — et, d’une religion, que resterait-il si l’on en ôtait la morale ?

Une manière de le prouver serait de montrer que depuis tantôt deux mille ans, et jusque dans le siècle où nous sommes, tout ce que l’on a fait d’efforts pour « laïciser » la morale, ou la séculariser, n’a jamais été qu’une déformation, ou une altération, ou un déguisement de quelque idée « chrétienne ». Bayle autrefois, ou Taine de nos jours, ont essayé de la fonder sur la perversité naturelle de l’homme, et conséquemment sur l’obligation de refréner, de dompter, d’anéantir en nous les impulsions de l’instinct animal : c’est une idée chrétienne, si c’est le dogme même du péché « originel ». On le voit bien dans cette belle page des Elévations sur les Mystères, si littérale et si symbolique à la fois : « Contenons les vives saillies de nos pensées vagabondes… nous commanderons en quelque sorte aux oiseaux du ciel ; empêchons nos pensées de ramper toujours dans les nécessités corporelles, comme font les reptiles sur la terre… Ce sera dompter des lions que d’assujettir notre impétueuse colère. Nous dominerons les animaux venimeux quand nous saurons réprimer les haines, les jalousies et les médisances. Nous mettrons le frein à la bouche d’un cheval fougueux, quand nous réprimerons en nous les plaisirs. » Pareillement, on retrouve une idée chrétienne, celle de la grâce, dans toutes les morales mystiques. On en retrouve une

  1. Études sur la littérature contemporaine, t. VIII, p. 182, 183