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humaines qu’exigerait un milliard de francs de pommes de terre ou de blé, ou de vêtemens et de mobiliers grossiers. Il y a là une conception tout à fait fausse. Ce que le luxe paie d’une façon si large, en général, ce n’est pas la quantité de la marchandise, ni la quantité du travail, c’est la qualité de la marchandise et du travail. L’hectare de Château-Yquem ou de Château-Margaux, qui produit 15 à 20 hectolitres de vin de choix, se vendant 500 à 600 francs l’hectolitre à la récolte, et qui donne ainsi un revenu brut de 7 500 à 12 000 francs, ne pourrait pas, y consacrât-on le même nombre de journées, produire pour une somme égale de vin commun, soit 600 à 700 hectolitres ; en abandonnant la production de vins délicats pour se livrer à celle de vins grossiers, on obtiendrait peut-être, quels que fussent les vins, 60 à 70 hectolitres de liquide vulgaire là où l’on récolte aujourd’hui 15 ou 20 hectolitres de liquide de choix ; au lieu de cette valeur de 7 500 à 12 000 francs, on en aurait une de 1 500 à 2 000 francs.

Il en est de même pour les industries de luxe : un ouvrier joaillier ou graveur très habile gagne dans sa journée 15 ou 20 francs à produire des objets de luxe ; il ne faut pas croire que, si l’on supprimait ce genre de production, et que l’on mit cet homme à faire de la quincaillerie, il produirait une valeur d’objets communs égale à 15 ou 20 francs ; il ne pourrait sans doute en produire que pour 3, 4 ou 5 francs, déduction faite de la valeur des matières premières et des autres élémens et dont il faut tenir compte. De même encore, un de ces ouvriers ébénistes qui sont de vrais artistes, est rétribué aussi par un salaire d’une quinzaine ou d’une vingtaine de francs pour faire des meubles sculptés : mettez-le à faire des meubles ordinaires, il n’en fera pas une quantité qui corresponde à la somme qu’il gagnait. Il en est ainsi de la généralité des consommations de luxe. Ce que le luxe paie donc à un très haut prix, c’est la qualité du travail, le don spécial de l’ouvrier et de l’artiste ; mis à une autre besogne, cet ouvrier ou cet artiste ne produirait pas une quantité d’objets vulgaires, plus forte que celle que fabrique le plus ordinaire manœuvre. Aussi, est-ce une erreur de croire que, en supprimant une production de luxe d’un milliard, on pourrait obtenir pour un milliard de plus d’objets utiles à l’humanité. Cependant, cette erreur, si flagrante qu’elle soit, entre pour beaucoup dans l’hostilité contre le luxe.

On alléguera peut-être que certains ouvriers ou certaines ouvrières des industries de luxe sont peu payées, les dentellières, par exemple, et les brodeuses ; que, si ces femmes, au lieu de se consacrer à des objets superflus, s’employaient aux tâches