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IDYLLE


Si tu veux, sur le bord du languissant Gapeau,
Pareils aux bergers grecs qui paissaient leur troupeau
En chantant leurs amours sous le chêne et l’yeuse,
Nous irons nous asseoir. L’onde silencieuse
Coulera sous nos pieds d’un flot paisible et doux
Comme ont coulé ces jours de l’automne pour nous.
Nous verrons le ciel bleu luire dans l’or des branches,
Les roses aux buissons fleurir, roses et blanches,
Des vols de noirs corbeaux près des ceps vendangés.
Et les fruits, verts encor, des sombres orangers,
Les pâles oliviers près des pins d’Italie,
— Taciturne horizon dont la mélancolie
Et la grâce à la fois attendrissent le cœur.

Là, pendant que midi versera sa langueur
Sur les champs où s’est tu le travail de l’année,
Je te raconterai la triste destinée
De l’enfant aux yeux noirs que j’aimais à vingt ans.
Je te dirai sa grâce et son rire, en ces temps
Où la sauvage mer était la confidente
Des rêves insensés de ma jeunesse ardente.
Elle se promenait, rieuse, au bord des flots,
Sans deviner que leurs tumultueux sanglots
Lui prédisaient sa mort virginale avant l’âge,
Et la brise rosait son délicat visage
Lorsqu’elle s’asseyait sous les tamariniers.
Se savait-elle aimée, et ses rêves derniers,
Quand la mort lui frôla le front de sa grande aile.
Lui firent-ils revoir, cheminant auprès d’elle,
Le jeune homme troublé dont le cœur incertain
Frémissait sous ses yeux dans cet été lointain
Comme faisait la mer violente et plaintive ?

Ô vaine plainte, ô flots expirés sur la rive !
Fuite des jours, pareille à celle des oiseaux
Dont le vol blanc fouettait l’écume de ces eaux !
Jeune amour disparu comme le soleil tombe,
Ô morte au cœur muet dont j’ignore la tombe !


Hyères.