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Paysan Platon Karatief, tous deux prisonniers des Français « Bézouchof, dit M. de Vogüé, est un raffiné, Karatief une âme obscure, à peine pensante. Cet homme endure tous les maux avec l’humble résignation de la bête de somme ; il regarde le comte Pierre avec un bon sourire innocent; il lui adresse des paroles naïves, des proverbes populaires au sens vague, empreints de résignation, de fraternité, de fatalisme surtout. Un soir qu’il ne peut plus avancer, les serre-file le fusillent sous un pin, dans la neige, et l’homme reçoit la mort avec indifférence, comme un chien malade; disons le mot, comme une brute. De cette rencontre date une révolution morale dans l’âme de Pierre Bézouchof : le noble, le civilisé, le savant, se met à l’école de cette créature primitive; il a trouvé enfin son idéal de vie, son explication rationnelle du monde dans ce simple d’esprit. Il garde le souvenir et le nom de Karatief comme un talisman ; depuis lors il lui suffit de penser à l’humble moujick pour se sentir apaisé, heureux, disposé à tout comprendre et à tout aimer dans la création. L’évolution intellectuelle de notre philosophe est achevée ; il est parvenu à l’avatar suprême, l’indifférence mystique. »

Rien ne m’étonne plus que l’étonnement de ceux qui ont cru découvrir, dans ces pages, la charité, la pitié, le respect de la bonté et de la beauté morales offusquées par d’humbles et sordides apparences. Ai-je besoin de faire remarquer que Victor Hugo et les romantiques n’avaient point attendu Dostoïewsky ni Tolstoï pour nous montrer des prostituées qui sont des saintes, ou des mendians et des misérables qui possèdent le secret de la sagesse et de la charité parfaite? Tout le caractère de Sonia consiste dans une antithèse romantique. A vrai dire, il est extraordinairement difficile de concevoir sa sainteté si l’on se représente avec quelque précision le métier qu’elle fait. Il faut d’abord admettre que, dans le cours de ses immolations quotidiennes, Sonia n’éprouve jamais le plus petit plaisir. Car, si la victime s’amuse, nous nous méfions. Son infamie cesse tout à fait d’être sublime si elle cesse un instant d’être douloureuse. Il y a plus : le haut sentiment religieux dont elle paraît animée rend à peu près incompréhensible le genre de sacrifice auquel elle a consenti. Étant données sa foi en Dieu et l’idée qu’elle se fait de cette vie transitoire, elle ne devait, elle ne pouvait que se laisser mourir avec ses parens. Au moins la Fantine des Misérables n’est qu’une pauvre bonne catin qui n’a jamais réfléchi ni sur Dieu ni sur le mystère de la rédemption par la souffrance. Le personnage de Sonia ne serait-il que la fantaisie d’une imagination déclamatoire? Et quant à Platon Karatief, si son grand