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est prise de doute et de découragement... Et, enfin, tous deux se noient au même endroit de la rivière où leur victime a cherché la mort.

Dans Hedda Gabler, Hedda a épousé un brave homme banal, qu’elle méprise. Elle retrouve, momentanément corrigé de son ivrognerie et de sa crapule, une espèce de bohème de génie, Eilert, qui lui a jadis fait la cour. Elle veut le reprendre, car un de ses rêves est de « peser sur une destinée humaine ». Mais, auparavant, elle veut s’assurer qu’Eilert est devenu digne d’elle. L’épreuve échoue pitoyablement. Sur quoi Hedda, ne pouvant décidément supporter la disproportion qu’il y a entre sa destinée et son âme, se tue d’un coup de revolver.

Dans la Dame de la mer, Ellida, mariée au docteur Wangel, pour qui elle a de l’amitié et de l’estime, mais qui est de vingt-cinq ou trente ans plus âgé qu’elle, aime un marin, un pilote, un personnage mystérieux et vague, qui vient de temps en temps la visiter. Elle s’en confesse à son vieux mari, loyalement. Wangel lui dit : « Je te rends ta liberté ; suis l’Etranger, si tu veux. » Mais, du moment qu’Ellida est libre, le charme est rompu. « Jamais, dit-elle à son mari, je ne te quitterai après ce que tu as fait. » Wangel s’étonne : « Mais cet idéal, cet inconnu qui t’attirait? » Elle répond : « Il ne m’attire ni ne m’effraye plus. J’ai eu la possibilité de le contempler, la liberté d’y pénétrer. C’est pourquoi j’ai pu y renoncer. »

Toutefois, dans le Canard sauvage, Ibsen nous montre que ce qui est bon pour l’élite ne l’est pas pour tous. Un rêveur, un apôtre croit rendre service à une famille qui vivait tranquillement dans un déshonneur inconscient, en lui révélant son ignominie, en essayant d’éveiller en elle la conscience morale : et cela n’aboutit qu’aux plus tristes et aux plus inutiles catastrophes. — Et, de même, dans Solness le constructeur, il nous fait voir l’orgueil intellectuel induisant un homme de génie à manquer de bonté, à faire souffrir tout autour de lui, et le poussant finalement à une mort ridicule et tragique.

Ainsi, — sauf dans deux ou trois pièces où il semble se défier de ses rêves et les railler, — les drames d’Ibsen sont des crises de conscience, des histoires de révolte et d’affranchissement, ou d’essais d’affranchissement moral.

Ce qu’il prêche, ou ce qu’il rêve, c’est l’amour de la vérité et la haine du mensonge. C’est quelquefois la revanche de la conception païenne de la vie contre la conception chrétienne, de la « joie de vivre », comme il l’appelle, contre la tristesse religieuse. C’est encore et surtout ce qu’on a appelé l’individualisme ; c’est la