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C’est peut-être qu’elles en sont sorties il y a cinquante ans. Enfin, nous allons bien voir.

Je voudrais en effet chercher, premièrement, si les dévots des littératures du Nord ne sont pas les victimes heureuses d’une illusion et si, par exemple, ce qu’ils admirent si fort chez Eliot, Ibsen et Tolstoï ne s’est pas déjà rencontré auparavant chez certains écrivains français et, notamment, chez ceux de la seconde période du romantisme. — Puis je me demanderai si cette illusion n’est pas explicable, si même elle est tout à fait une illusion, et s’il n’y aurait pas, au bout du compte, dans les œuvres de ces gens du Nord quelque chose que nos écrivains n’ont point connu au même degré. Et si cela est vrai et s’il en paraît résulter pour nous quelque infériorité, j’indiquerai que cette infériorité, fatale au surplus, ne peut être que transitoire, et qu’elle est en train d’être réparée.


I

Il est de mon devoir de vous prévenir que, si je vous parle de George Eliot et de George Sand (comme je vous parlerai tout à l’heure de quelques autres), c’est sur des lectures forcément un peu lointaines et sur les images simplifiées qui, d’elles-mêmes, à la suite de ces lectures, se sont déposées en moi. Et, si l’on peut combattre ce que j’en vais dire, remarquez que ce sera encore sur des souvenirs formés de la même façon et pareillement distans. Car nous ne pouvons relire chaque matin une bibliothèque. Et il va sans dire aussi que je ne puis tenir compte des effets particuliers produits par Eliot et Sand sur des sensibilités particulières. Je considérerai seulement ce qui est au fond de ces deux romanciers, les idées maîtresses, les sentimens dirigeans, et comme le substratum de leurs œuvres respectives.

Je pense que les romans les plus connus de George Eliot, et les plus caractéristiques de sa manière, c’est Silas Marner, Adam Bede, le Moulin sur la Floss, et Middlemarch.

Silas le tisserand est un pauvre homme d’intelligence étroite et de cœur droit. Il appartenait à l’une des nombreuses petites églises indépendantes de là-bas. Accusé faussement de vol, il n’a su que dire : « Dieu me justifiera, » et il a attendu. Dieu ne l’a pas justifié : on a cru Silas coupable et on l’a chassé de la communauté. Alors, c’est bien simple, il ne croit plus en ce Dieu qui l’a trahi; il ne vit plus que pour amasser. Un jour, on lui dérobe son bas de laine. De ce jour, Silas, insensiblement, redevient bon ; il semble qu’en lui volant son argent on ait délivré son âme.