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comme major général le maréchal Soult qui, à ce qu’il semble, s’était lui-même proposé pour ces fonctions. Peut-être Napoléon aurait-il pu faire un meilleur choix? Soult était aussi supérieur à Berthier qu’un homme de pensée et d’action l’est à un bon commis ; mais il n’avait jamais rempli les fonctions de chef d’état-major dans un corps d’armée : l’habitude de ce service ne lui manquait pas moins que les qualités d’application et d’exactitude qu’il y faut apporter. Drouot, aide-major de la garde impériale, Belliard, qui avait été chef d’état-major de Murat, puis aide-major général pendant la campagne de France, Reille, Compans, et Drouet d’Erlon, tous trois anciens chefs d’état-major de Lannes, Bertrand, si longtemps aide de camp de l’Empereur et si habitué à ses ordres comme grand-maréchal. César Delaville ex-chef d’état-major de Davout, Gérard ex-chef d’état-major de Bernadotte, Guilleminot, qui avait fait presque toute sa carrière dans les états-majors, Ruty, ancien chef d’état-major de l’artillerie de la Grande Armée de 1813 et tant d’autres divisionnaires étaient mieux faits pour remplacer Berthier. Mais pour des raisons de hiérarchie, ou peut-être d’étiquette, l’Empereur voulait évidemment comme major général un maréchal de France. Or, pas plus que Soult, aucun des maréchaux, sauf Davout et Suchet, ne paraissait apte à ces fonctions[1]. Au moment où la France était en pleine organisation militaire, à la veille d’une guerre qui menaçait d’avoir pour théâtre, outre la Vendée et la frontière du Nord, les Alpes et les Pyrénées, et alors qu’une crise politique pouvait se produire à Paris, il était de toute nécessité de laisser Davout au ministère de la guerre. Mais pourquoi l’Empereur ne nomma-t-il pas major général Suchet qui avait été chef d’état-major de Joubert et de Masséna? Soult eût remplacé sans désavantage le duc d’Albuféra dans le commandement de l’armée des Alpes, et ce poste moins en vue eût moins attiré l’attention sur lui. Ainsi aurait été évité ce grand scandale que le premier de l’armée, après l’Empereur, fût de tous les officiers généraux celui qui s’était rendu le plus haïssable à l’armée sous le gouvernement royal[2].

  1. Grouchy, qui, ancien chef d’état-major de Hoche, de Joubert et de Moreau, venait d’être promu maréchal de France (17 avril 1815), aurait pu aussi être choisi, de préférence à Soult, comme major général. Mais sa récente nomination, obtenue à la suite de sa campagne pour rire contre le duc d’Angoulême, avait provoqué du mécontentement chez plusieurs de ses camarades.
  2. Soult, qui ne se dissimulait pas les sentimens de l’armée, tenta de ramener à lui l’opinion par un Ordre du jour. Il le soumit à l’Empereur qui lui écrivit : « Je pense, pour que l’armée ne fasse pas d’observation, que vous pouvez, sans être inconséquent, dire que la fuite des Bourbons du territoire français, l’appel qu’ils font aux étrangers pour remonter sur leur trône, ainsi que le vœu de toute la nation, détruisent les engagemens qu’on aurait pu contracter avec eux. Sans cette phrase, je pense que cet Ordre du jour vous ferait du mal aux yeux des hommes ombrageux. » (Napoléon à Soult, 3 juin : Arch. Nat., AF, IV, 907.) Soult ajouta le paragraphe, en l’enjolivant d’injures contre les Bourbons et leurs partisans, que Napoléon ne lui demandait pas.