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que dans certains cas il faut attaquer pour se défendre, conquérir pour conserver ce qu’on a. Par cet arrêt intempestif on permit aux grands chefs soudanais de reprendre cœur et de tout espérer. Durs, rapaces, sanguinaires comme tous les conquérans noirs musulmans, ils avaient l’habitude de rançonner les régions où nous venions de nous établir ; ils se flattèrent de nous en chasser. Le colonel Borgnis-Desbordes, à qui on avait lié les mains, crut devoir se retirer, et M. le commandant d’infanterie de la marine Boilève fut chargé de faire une campagne pacifique, « ayant uniquement pour but l’affermissement de notre pouvoir dans les régions occupées par nous. » Ainsi s’exprimait le ministre le 5 septembre 1883. On craignait tant de donner de l’ombrage à Ahmadou et à Samory que la construction projetée des forts de Niagassola et de Siguiri, indispensables pour couvrir au sud-est notre occupation, fut ajournée.

Le commandant Boilève s’acquitta de sa tâche ingrate avec beaucoup de sagesse et d’habileté. Il réussit à éviter tout conflit ; mais pouvait-il empêcher nos ennemis d’interpréter sa conduite à leur façon et d’en déduire les conséquences qui leur convenaient? Les campagnes pacifiques sont aux yeux des Africains des actes de faiblesse, des aveux d’impuissance. Nous étions libres de ne pas aller au Soudan, d’abandonner à l’Angleterre, à l’Allemagne, à l’Italie, le soin de se partager l’Afrique, de nous cantonner dans l’Algérie, jusqu’au jour où nous l’aurions perdue. Mais du moment que nous réclamions notre dû dans ce grand partage, nous étions tenus d’adopter la politique qui pouvait seule protéger notre droit, de nous imposer les efforts et les dépenses nécessaires à toute action sérieuse. Longtemps la politique coloniale, qui a ses inconvéniens comme ses avantages, a été fort impopulaire. Beaucoup de gens qui l’avaient condamnée s’y sont ralliés, à la condition qu’elle ne coûtât rien. N’est-il pas puéril d’aspirer aux grands profits en se refusant aux grands sacrifices? L’expérience journalière démontre que les victoires faciles sont des victoires d’un jour, qu’on perd bientôt ce qu’on a trop aisément gagné ; que dans ce monde, gouverné par une loi d’airain, tout s’achète, tout se paie ; que le destin est pour les peuples comme pour les individus un créancier impitoyable ; qu’il faut refuser le bonheur qu’il nous offre, ou, si lourde que soit la rançon, acquitter le prix qu’il en demande.

On ne saurait trop connaître son ennemi. Puisque nous avons affaire aux Africains, il nous importe de les prendre pour ce qu’ils sont. On a dit depuis longtemps que les musulmans noirs ne respectent que la force, et on ne le répétera jamais assez. La force est pour eux une chose sainte, elle vient de Dieu, et le seul moyen de leur démontrer qu’ils ont tort de nous attaquer est de leur prouver qu’ils sont faibles. Ceux que nous avions chassés de Segou expliquaient leur défaite en