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figure d’une respectable vieille, et annonce la venue prochaine de trois filles naturelles du roi d’Espagne qui apporteront au monastère une riche dotation. Puis, sous la forme d’un jeune homme, Rasis racole dans le pays trois adolescens, -âgés de treize, quatorze et quinze ans, « très beaux et très blonds. » « Je veux, dit-il, vous rendre riches, vous raser la tête et la voiler à la mode des pucelles et vous faire entrer là dans ce couvent, où sont les plus belles créatures du monde, avec lesquelles vous aurez du plaisir. » Il leur donne à chacun, dans un panier d’osier, trois cents fleurs desséchées qu’il fait briller comme ducats d’or, leur en promettant mille pour le jour où ils quitteront la clôture. Il les laisse, et les attend, sous son masque de vieille dame, à la porte de l’abbaye. Il présente les fausses novices à l’abbesse avec quatre mille cailloux qui semblent autant de florins d’or. Voilà les loups dans la bergerie. Ils y firent un ravage terrible. Au bout de neuf mois, craignant un scandale inouï, ils s’enfuirent du bercail. Alors les gens de la contrée et les parens des douze petites nonnes, avertis de l’aventure, envahirent le couvent, lapidèrent les jeunes religieuses, enterrèrent toutes vives les servantes, brûlèrent la pauvre abbesse, rôtirent un frère convers qui s’était glissé dans la cellule d’une des nonnes, et rappelèrent les premières occupantes au monastère d’où on les avait chassées. Quant aux trois louveteaux, ils trouvent sur un pont le jeune homme aux paroles dorées avec qui ils avaient conclu le pacte diabolique et lui réclament naïvement les trois mille ducats. Rasis reçoit fort mal leur requête et les jette, par-dessus le parapet du pont, dans la rivière, où ils se noient.

Dans ce conte, la complicité du bon Dieu et de Satan me paraît bien inquiétante. Quoi! un si cruel martyre et la damnation éternelle à ces pauvres filles, pour un peu de fard aux joues et le trop grand amour des friandises monastiques! Et quel singulier phénomène que cette conscience du notaire florentin, si dégagée de la religion étroite, si libre du côté des hommes d’Eglise, où pénétraient cependant une théologie si trouble et des images si douloureuses ! Francesco tenait encore au bon vieux temps, celui où la peur du diable était le commencement de toute sagesse. Quelques années avant lui, le rédacteur du Novellino, d’un esprit plus clair et plus réellement italien, avait orienté le conte vers l’avenir. Moins soucieux de l’édification et de la discipline morale que de l’agrément de son lecteur, le scribe anonyme tendait de loin la main à Boccace.


EMILE GEBHART.