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et quel costume? — Messire, il était tout chenu et vêtu d’une robe chamarrée. — Alors c’était un fou. »

Mais cette loi vivante, d’un orgueil sans limites, aimait la justice. Ses deux « sages » de prédilection étaient messire Bolgaleo et messire Martino. Un jour, comme ils se tenaient, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche, l’empereur les consulta : « Messires, votre loi permet-elle que je prenne à l’un de mes sujets pour donner à l’autre, étant le seigneur, et la loi disant que ce qui plaît au seigneur doit contenter ses sujets? » L’un des sages répondit : « Maître, ce qui te plaît, tu peux le faire sans aucune faute. » L’autre dit : « Maître, je ne le crois pas, car la loi est très juste, et quand on prend, elle veut savoir pourquoi. » Et comme les deux conseillers avaient dit la vérité, il donna des présens à tous deux: au premier, un chapeau de drap écarlate et un palefroi blanc ; à l’autre, la permission de faire une loi d’après sa raison propre. Les docteurs disputaient sur le point de savoir lequel des deux avait été le plus richement récompensé. Ils reconnurent que le premier sage, pour avoir flatté le maître, avait été payé de sa peine comme un jongleur; mais l’autre, qui suivait la justice, avait eu l’honneur de créer une loi.

L’empereur souabe se plaît à rendre familièrement ses sentences, comme eût fait un khalife des Mille et une Nuits. Il est sévère aux grands et indulgent aux humbles, ainsi qu’il convient aux despotes avisés. Il chasse de sa cour, sans pitié, un vieux chevalier lombard qui, n’ayant point de fils, avait dépensé allègrement son bien, espérant mourir à temps sur son dernier florin ; mais il avait mal calculé, il vivait toujours, et, tombé dans l’extrême misère, alla mendier chez Frédéric : « Je te défends, sous peine de mort, de reparaître en mes domaines, toi qui as voulu qu’après ta vie personne ne jouît plus de tes biens. » Plus heureux est ce forgeron, dénoncé par la police impériale, « qui tout le temps travaillait son art et ne respectait ni dimanche, ni jour de Pâques, ni aucune autre fête, si grande qu’elle fût. » L’empereur, qui règne à l’aide de quatre religions d’État, les deux Églises chrétiennes, l’islamisme et le judaïsme, veut qu’on pratique son culte, « car il est le maître et seigneur de la loi. » Il appelle à lui l’artisan et l’interroge : « Il me faut, dit le compère, gagner quatre sous par jour: je donne douze deniers à Dieu, douze à mon père, car il est si vieux qu’il ne peut plus gagner; j’en jette douze par la fenêtre, ceux que je donne à ma femme ; les douze derniers sont pour ma dépense. » L’empereur se résout sans peine à donner dispense du repos dominical, à la condition que le forgeron saura tenir sa parole et éviter un piège. Il ne révélera à personne au monde le sujet de cette conversation, sous peine d’une grosse amende, avant