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honte, à d’effroyables aventures. Il ressemble même à une possession diabolique qu’aucun exorcisme ne saurait abolir. On commence par la volupté pour finir par le brigandage. Beati mundo corde !


IV

Un trait original du Novellino est la personnalité historique de ses héros. Le retour à l’individualisme, qui donna à la Renaissance son premier essor, se manifeste ici par le goût de l’histoire précise. Qu’on en juge par ce petit conte :

Messire Azzolino da Romano avait son conteur qu’il faisait parler quand les nuits étaient longues. Une nuit, il advint que le conteur avait grande envie de dormir, et Azzolino le pria de conter. Il commença l’histoire d’un paysan qui avait cent besans à lui. Il alla au marché pour acheter des moutons et en eut deux par besant. Quand il retourna à son village, voilà qu’une rivière grossie par les pluies lui barra le passage. Il attendit sur le bord jusqu’à l’arrivée d’un pauvre pêcheur qui avait une toute petite barque, si petite qu’elle ne pouvait emmener à la fois que le paysan et un mouton. Le paysan commença à passer. La rivière était large. Il se mit donc à voguer vers l’autre rive avec un seul mouton, et voilà le premier mouton passé. Le conteur s’arrêta alors et ne dit plus un mot. Messire Azzolino dit : «Eh bien! continue donc. — Messire, répondit l’autre, laissez passer tous les moutons, et puis nous achèverons l’histoire. »

La fable était fort ancienne. Près de deux cents ans auparavant, elle apparaît dans la Disciplina clericalis, puis dans le Libro de los Enxemplos. Mais le conte archaïque ne nomme personne: Rex quidam habuit fabulatorem suum, — Un rey tenia un homme. On retrouve encore l’histoire, avec un nom de berger, dans le Don Quichotte. Sancho, durant l’effrayante nuit des moulins à foulons, afin de retenir son seigneur jusqu’au jour loin de l’aventure, essaie de passer un à un tout un troupeau de moutons. Il s’arrête net dès que le chevalier en a perdu le nombre juste. Le Novellino attribue de même au roi Conrad un acte de bonté anonyme qui était déjà dans l’Ysopet. L’Italie du XIIIe siècle rajeunissait ainsi les vieilles traditions populaires en y plaçant la figure des hommes à qui elle devait une histoire tantôt glorieuse, tantôt terrible.

La plus haute de ces figures, c’était l’empereur Frédéric II. Il semblait très grand, par la témérité de son œuvre politique, par sa lutte insolente et désespérée contre Rome et l’Eglise, très grand encore par la ruine même de cette œuvre, le mystère de sa mort, la fin héroïque de son fils Manfred à Bénévent, le martyre de son