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plus relevés d’ironie florentine. Le fabliau du XIIIe siècle avait au moins reproduit les mœurs et les misères des petites gens ; les contes du fabuliste ne sont plus qu’une fantaisie d’artiste, épris de Boccace, de l’Arioste et de Rabelais, fantaisie singulière, isolée au XVIIe siècle, qui n’a rien à nous dire sur l’état intime de la société française, et qui déconcerta même le très indulgent confesseur du bonhomme.

Tout au contraire, le conte italien, pendant trois siècles et demi, du Novellino à Bandello, fut une vivante image de l’Italie, de ses mœurs et de son esprit, de sa conscience religieuse et de ses faiblesses morales ; il en a reproduit toutes les vertus et toutes les perversités ; il nous fait mieux comprendre la gravité et l’élégance fine de la première Renaissance, contemporaine de Dante, de Giotto, de Pétrarque, la morbidezza tragique, l’orgueil cruel et l’irrémédiable décadence de l’âge de Léon X et de Cellini, de Paul III et de l’Arétin.


II

Le conte italien a fleuri surtout dans la région septentrionale de la péninsule, dans les vallées de l’Arno et du Pô. Les Toscans et les Lombards, — Etrusques, Gaulois ou Germains par leurs lointaines origines, — étaient demeurés ou devenus Latins et Romains d’éducation et de souvenirs. Ce qui les charmait plus que toute autre chose, c’était la parole ingénieuse ou véhémente, avec son ironie, ses mensonges, ses caresses et ses colères. Parler, pour les races de tradition latine, c’est accomplir l’acte le plus noble du monde ; prêter l’oreille au discours, c’est le plaisir le plus délicat des belles âmes ou des gens d’esprit. Le plus beau temps de Florence, selon Dante, fut celui où, dans chaque maison, la femme fidèle au vieux foyer contait, tout en tournant son rouet, les légendes antiques « des Troyens, de Fiesole et de Rome ». Le poète nous raconte, dans sa Vita nuova, qu’un jour il visitait des dames florentines qui conversaient en paroles très pures et très abondantes : « Et comme nous voyons tomber la pluie mêlée de belle neige blanche, ainsi leurs paroles me semblaient mêlées de soupirs. » En Italie, l’apostolat d’un saint se manifeste par mille petits contes populaires qui poussent au hasard, ici et là, tels que l’herbe en avril. Les Fioretti franciscains n’ont été rédigés que vers le milieu du XIVe siècle ; mais ce naïf évangile ombrien édifiait la péninsule du vivant même de François d’Assise, et combien de fois les Frères mineurs n’en ont-ils pas conté les paraboles et les miracles, dans les pauvres églises de village où ils prêchaient aux simples, dans les carrefours des petites cités et dans les champs,