Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/592

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

méconnu l’excellent portier parisien ; et la servante irlandaise, malpropre, ignorante, familière, vous donnera par comparaison la plus haute idée de l’humble bonne à tout faire des « vieux pays ». Sans doute les victuailles communes ne sont pas, vu leur extraordinaire abondance, plus chères qu’à Paris sur le marché, mais avec de pareilles cuisinières on est réduit au steak quotidien, toujours le steak. Si elles savent le cuire à point, elles se trouveront fort habiles et demanderont incontinent de l’augmentation.

Il est donc facile de s’expliquer la préférence accordée à la pension par les personnes qui ne peuvent dépenser beaucoup ; plutôt que de tenir maison, to keep house, elles choisissent, parmi les gîtes de diverses catégories, — il y en a de très élégans et d’infiniment modestes, — où nourriture, chauffage, éclairage, service, sont fournis en bloc à tant par mois ou par semaine. Une telle ressource est précieuse pour les femmes qui ont une carrière dont elles ne veulent pas être détournées par les tracas domestiques ; or en Amérique ces femmes forment une légion ; institutrices d’abord, dans les écoles publiques ; en ne comptant que celles-là, leur nombre est de 2 45 098 contre 123 287 professeurs mâles ; service du Gouvernement : à Washington seulement 6 105, ailleurs 2 104, sans compter les 6 285 directrices de postes.

Comment ces femmes-là seraient-elles ce que nous appelons des femmes d’intérieur ? Je sais bien qu’une éminente mathématicienne de Baltimore, Mrs Christine Ladd Franklin, s’est élevée, dans sa biographie si française de Sophie Germain[1], contre le préjugé qui veut qu’une savante ne soit qu’une savante. Elle en avait le droit. Mariée à un mathématicien, elle donne le plus éclatant démenti à toutes nos vieilles notions de rivalité des sexes, en même temps qu’elle a prouvé que les travaux les plus abstraits sont compatibles avec les devoirs d’épouse et de mère, mais elle est l’exception, elle est purement et simplement un exemple d’admirable équilibre américain qu’on peut opposer à l’histoire d’une Sophie Kovalevsky.

Règle générale, la vie est trop courte pour qu’il soit possible d’y faire entrer tant d’intérêts, tant de préoccupations contraires, et c’est faute d’admettre cette vérité qu’on risque de ne se donner à rien sérieusement. Aussi une fiancée américaine me disait-elle en m’annonçant son prochain mariage : — Nous aurons un chez-nous quand nos affaires nous le permettront. — Elle écrivait ; son mari allait à un office quelconque ; chacun d’eux avait son club.

Si le club et la pension sont utiles à tous les gens occupés qui n’ont pas encore fait fortune, combien à plus forte raison

  1. The Century Magazine, octobre 1894.