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Asie, les essais d’acclimatation d’animaux ou de plantes, les subventions aux recherches scientifiques et médicales sont parmi les emplois judicieux que l’on peut faire aujourd’hui de revenus superflus. Tel millionnaire éparpille par an, d’une façon peu fructueuse, une centaine de mille francs, en subsides à 30 ou 40 sociétés, qui ne se doute pas qu’avec cette même somme, employée à subventionner un voyage de découverte et d’exploration ou d’étude sur le continent africain ou asiatique, ou à des recherches méthodiques pour accomplir tel progrès, pour éliminer ou atténuer tel fléau, il rendrait cent fois plus de services à l’humanité, à son pays, et ferait plus d’honneur à son nom.

Les grandes fortunes anciennes, à Rome surtout, se répandaient en constructions de monumens publics divers, en jeux ou représentations pour le peuple. M. Gaston Boissier, dans ses récentes études sur l’Afrique romaine, montrait que, même dans les provinces reculées, ces dons abondans des hommes opulens au municipe, qui en revanche les honorait de charges coûteuses et de titres flatteurs, étaient très en usage. C’est à cette catégorie de largesses que faisait allusion M. Harrison, dans son article, plutôt sceptique, sur l’utilité des hommes riches dans une république. Ces énormes contributions de quelques particuliers à des fondations d’intérêt général peuvent être recommandables ; mais elles ne se trouvent à la portée que de très peu d’hommes. Les millionnaires américains, même ceux qui, comme M. Carnegie, sont des industriels très exacts, zélés défenseurs de leurs droits à l’égard des ouvriers, ainsi que des grèves récentes en ont témoigné, se complaisent à ces libéralités fastueuses.

La fortune peut, sans étaler des œuvres aussi magnifiques, remplir parfaitement sa fonction sociale. Celle-ci consiste à suppléer à l’initiative toujours arbitraire, souvent gaspilleuse, généralement peu éclairée ou peu impartiale et insuffisante, de l’Etat; à guider et instruire, soit par le contact direct, soit par des exemples pratiques, les classes moins aisées. Pour toutes ces œuvres dont nous avons parlé, il n’est besoin ni d’être un Peabody, ni de se transformer en sœur de charité ou en quakeresse.

Sous la triple forme que nous avons indiquée, la fonction sociale de la fortune, différente de sa fonction économique, c’est d’être initiatrice et auxiliatrice. Cette fonction ne peut être imposée par la loi: elle doit l’être par la tradition, la conscience, le goût même de l’activité utile et sympathique ; il serait bon aussi qu’elle fût soutenue par une opinion publique déférante, mais, dût cette condition manquer, ce ne serait pas une raison de s’abstenir de cette magnifique fonction.


PAUL LEROY-BEAULIEU.