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Qu’il est heureux! Je l’enviais d’avoir à lui votre sourire, je le hais depuis qu’il vous a fait pleurer. Mais vous l’aimez ! Je n’ai plus qu’à disparaître, et pour toujours! — Ah! pourquoi l’avez-vous connu? répéta-t-il douloureusement.

— Cessez, par pitié, dit-elle avec épouvante. Pourquoi me dites-vous cela? Pourquoi me torturez-vous, vous, le seul auquel je ne puisse confier... Mais vous ne voyez donc pas que je n’aime pas mon mari, que sa poursuite me fait horreur, vous ne comprenez pas... Mais comment pourriez-vous comprendre?... J’ai donc bien su garder le secret de mon bonheur !

Elle prononça ce mot d’un ton d’ironie si cruelle qu’il fut bouleversé :

— Parlez, je ne comprends pas.

Et cependant il avait peur de comprendre ; il pressentait une prestigieuse délivrance, vague encore.

— Depuis longtemps M. de Nesmes n’est plus un ami pour moi, dit-elle d’une voix indistincte. Ce n’est pas sa faute, ni ses fautes, si complètes, si outrageantes qu’elles soient, qui nous séparent, c’est un complet malentendu d’âmes. J’ai cru épouser un autre homme, le fiancé que j’avais aimé autrefois n’est pas lui. Je me suis trompée, tout est dit.

Une honte l’oppressa, elle hésitait; Louvreuil n’osait, pris de pudeur, encourager cette douloureuse confession.

— Je ne m’abaisserai pas à des reproches, reprit-elle. Je suis seule coupable, et seule victime de mes illusions. Sans doute, elles étaient bien ridicules ! Mon premier mariage m’avait rendue si malheureuse; une seule amitié m’avait soutenue. (Louvreuil lui serra les doigts.) Un seul souvenir m’était resté cher. (Il relâcha l’étreinte, jaloux.) — Une fois libre, vous vous êtes offert noblement à moi, mais le fantôme de ma jeunesse m’attirait, je suis allée à lui. Pardonnez-moi le mal que je vous ai fait alors. J’expie chèrement mes croyances romanesques. Celui que j’ai aimé et envers qui je croyais réparer une injustice, ne m’a pas longtemps su gré de l’affection que je lui apportais. Oh ! pourquoi vous dire ces tristes choses? Des liaisons indignes, une dissipation et des folies misérables, m’ont bientôt montré, dans l’être qui m’était si précieux, le pire des étrangers. J’aurais pu pardonner à la fougue d’un tempérament violent, mais M. de Nesmes n’a pas cette excuse. Il est froid, sec, pauvre d’âme et, j’en ai peur, un peu vil.

— Cependant, objecta Louvreuil atterré, son arrivée si prompte...

— J’ai encore une partie de ma fortune, dit-elle dédaigneusement, et mon mari, qui s’est ruiné, craint un divorce qui le laisserait sans ressources.