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votre vie que si je ne vous avais jamais revue. Accordez-moi cet instant : après, je serai bien malheureux.

Elle ne put s’empêcher de ralentir le pas, une marche la fit trébucher, il la soutint vivement, et comme elle avait étouffé un petit cri, anxieux il demanda :

— Vous vous êtes fait mal ?

Elle répondit :

— Je me suis tordu un peu le pied.

Un banc de pierre brillait, il dit :

— Reposez-vous.

Et il la força doucement à s’asseoir. Elle tremblait. Il fit mine de se placer auprès d’elle, elle se leva pour lui échapper, il la retint :

— Que craignez-vous? Ne sentez-vous pas que vous ne devez pas avoir peur de moi ! Comme votre cœur bat ! Vous souffrez ! Que je voudrais !… Regardez-moi, je vous en supplie ; vos beaux yeux si doux, si bons… Pourquoi désespérer ? Ah ! quelle misère !

Une angoisse lui tordait le cœur, il craignit d’éclater en sanglots :

— J’aimais tant ma souffrance, mon exil, ma vie brisée, oui, j’en puis jurer, j’aimais tant ma peine, parce qu’elle m’apparaissait comme la rançon de votre bonheur ! J’y croyais amèrement, mais joyeusement, à ce bonheur, et s’il pouvait renaître, je l’appellerais de toute mon âme : Vous-même, ne le croyez-vous plus possible?

Il demandait cela en toute sincérité, en toute abnégation ; mais aussitôt, le soupçon lui vint que Mme de Nesmes aimait encore son mari, malgré l’outrage reçu. A l’idée qu’elle attendait convulsivement l’homme qui la suppliciait, ce qui se passa en lui fut inconcevable ; il fut pris de la rage de la torturer et de se torturer :

— C’est une étrange vérité, dit-il, qu’on peut être heureux dans l’extrême douleur. Souffrir injustement exalte le cœur, et quelle ivresse de pardonner en immolant son orgueil ! D’ailleurs, quand on aime encore, tout est facile ! Cet homme vous aime, puisqu’il vous a suivie immédiatement, et vous l’aimez encore. Vous l’aimez encore !

Elle dit non de la tête, mais il eut la cruauté d’affirmer :

— Si ! je le vois dans vos yeux, dans votre attitude, à tout votre être !

— Taisez-vous! — Et elle se débattait, mais il lui tenait les mains, ses mains chaudes et palpitantes.

— Oui, fit-il âprement, vous l’aimez! Souffririez-vous autant, si vous ne l’aimiez plus ? L’amour est un lien terrible ; quand on veut le rompre, les nœuds entrent dans la chair. Je le sais, moi qui n’ai pu vous oublier. Pourquoi avez-vous connu cet homme?