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attendant, auprès de lui, le brillant état-major d’officiers ardens et ambitieux dont il était entouré était plongé dans le découragement. La guerre indéfiniment ajournée, plus de fortune ni de gloire à attendre. Aussi Knyphausen, informant Frédéric de l’effet produit par le traité, ne compte parmi les mécontens que ceux qui tiennent à l’armée, « le ministre lui-même qui voit réduit à une inaction perpétuelle le département dont l’administration lui est confiée…, le maréchal de Belle-Isle inquiet que les ressentimens de la cour de Vienne ne nuisent à sa situation et à l’avenir du comte de Gisors, son fils, » et les officiers en général, « que le nouveau système menace d’une paix à laquelle le parti de la cour attribue une durée qui les révolte à l’excès[1]. »

À la vérité, il aurait suffi de passer la frontière pour trouver chez d’autres serviteurs de la France, ministres, résidens, chargés d’affaires envoyés auprès des diverses cours une impression bien différente. Là c’était, je ne dirai pas le mécontentement (on ne blâme que ce qu’on comprend), mais la surprise qui dominait. Le traité, qui renversait toutes leurs habitudes, tombait sur leur tête, sinon comme la foudre, au moins comme une douche inattendue qui les laissait étourdis et stupéfaits. Des rumeurs vagues auraient pu les y préparer, mais outre qu’elles avaient toujours été officiellement démenties, en l’absence de toute liberté de langage laissée à la presse et avec la lenteur et la rareté des communications, les nouvelles politiques, sans caractère de certitude, ne circulaient que dans les centres de quelque importance. Il n’était, au contraire, si petit poste en Europe où un agent français, pénétré des notions qu’il avait puisées, dès sa jeunesse, dans les chancelleries, ne se regardât comme une sentinelle chargée de surveiller et de dénoncer les menées astucieuses de la politique autrichienne, et ne se crût aussi chargé de faire partager ses méfiances à l’État, quel qu’il fût, faible ou fort, auprès duquel il était accrédité. Chacun avait en ce genre sa tâche marquée d’avance, dont il s’attendait qu’on lui demanderait compte. À Constantinople, c’était le chevalier de Vergennes qui devait secouer l’engourdissement du Grand Turc et le décider à tenir ses armées prêtes pour menacer, le jour venu, sur leurs derrières, les cours impériales toujours unies de Vienne et de Saint-Pétersbourg. C’était contre la même union de l’influence et de l’ambition austro-russes que le marquis d’Havrincourt à Stockholm, le président Ogier à Copenhague, devaient défendre l’indépendance souvent compromise de la Suède et du Danemark. À Dresde, le comte de Broglie avait deux missions

  1. Pol. Corr., t. XII, p. 424.