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projet de traité avec la France. La princesse irritée voyant une voie nouvelle ouverte à ses ressentimens, ce serait trop peu dire qu’elle y entra, elle s’y précipita. Comme elle en voulait autant plus peut-être) à l’Angleterre qu’à la Prusse, elle accepta avidement l’idée de faire pièce en même temps à l’une et à l’autre de ces alliées. Réunissant à l’instant son conseil, où personne n’osa lui tenir tête 5 pas même son chancelier Bestucheff dont les sympathies anglophiles aussi bien que leur mobile nullement désintéressé étaient bien connus), elle fit adopter une résolution portant que l’agrandissement de la Prusse étant le danger le plus sérieux qui pût menacer l’intérêt de la Russie, il convenait de prêter aide à tout ce qui pouvait le prévenir. Dès lors elle ne pouvait que faire des vœux pour que sa bonne alliée et sœur Marie-Thérèse menât à bonne fin la négociation qu’elle suivait avec la France, et si un conflit armé devait en résulter, elle mettait à sa disposition quatre-vingt mille hommes, prenant l’engagement de ne pas poser les armes avant qu’on eût fait restituer à l’Autriche les duchés de Silésie et le comté de Glatz. Puis elle confirma cette promesse par la plus grande preuve de sincérité qu’elle pût donner. Le ministre Williams lui ayant offert de payer la première échéance des cent mille livres sterling qui lui avaient été promises, elle refusa de les recevoir, en disant que, comme le traité qui avait stipulé cette subvention n’avait plus d’objet, elle n’avait rien à réclamer. Un refus d’argent pour une cause quelconque à la cour d’Elisabeth était un fait dont on n’avait jamais connu d’exemple[1].

Agréablement surprise d’une telle ardeur, Marie-Thérèse qui connaissait le tempérament de son amie, jugea qu’il était prudent de ne pas la laisser refroidir. Ce fut un motif de plus ajouté à l’impatience qu’elle éprouvait déjà de répondre par une prompte conclusion à des bruits trop répandus pour qu’on pût laisser plus longtemps les esprits en suspens. Une solution rapide et surtout publique, fût-elle incomplète et laissant en dehors même des points qui lui tenaient au cœur, par le seul fait qu’elle présenterait le spectacle de l’alliance des deux cours si longtemps ennemies et derrière toutes deux l’appui chaleureux promis par la grande cour du Nord, causerait une impression profonde. Le moins utile effet qu’on pût s’en promettre serait d’effrayer et d’irriter la Prusse et de rompre ainsi tous les liens qui pouvaient encore l’attacher à la France. Il y avait lieu d’espérer, aussi, vu le tempérament irritable qu’on connaissait à Frédéric, que voyant dans cette union dont il avait toujours voulu douter une menace contre

  1. D’Arneth, t. IV, p. 434-435. — Beer, p. 361 et suiv. — Martens, Traité de la Russie avec l’Angleterre, p. 206 et suiv.