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Il semblait bien cette fois qu’il n’y eût plus qu’à se mettre en route ; mais Nivernais, qui sentait qu’un froid accueil l’attendait en France, n’était pas pressé de s’arracher à l’atmosphère de flatteries dont il était entouré. La lettre officielle qui accompagnait le billet de Rouillé lui faisait savoir que, pour ne pas donner à son départ un caractère trop accusé de rupture, on lui envoyait un successeur, qui serait en même temps celui du ministre ordinaire, La Touche, reconnu insuffisant pour son poste ; et le choix n’était pas fait pour déplaire à Frédéric, puisque c’était le marquis de Valori, déjà accrédité auprès de lui pendant plus de dix ans et avec qui il avait vécu dans des relations, quelquefois orageuses, mais toujours amicales. Le moyen était plus ou moins heureusement imaginé pour répondre à des politesses tardives sans trop en paraître dupe.

L’arrivée de Valori ne pouvant avoir lieu avant quelques semaines, Nivernais crut devoir l’attendre pour le présenter, bien qu’une vieille connaissance n’eût pas besoin d’introducteur, et il y gagna d’assister assez gauchement en tiers à une scène de comédie, le roi sautant au cou du nouveau ministre de Franco, comme s’il n’eût eu rien de plus cher au monde. « Excusez, monsieur le duc, dit-il en se retournant vers Nivernais, ce sont deux bons et anciens amis qui avaient désespéré de se revoir[1]. » Puis il ajouta : « Je lui dirai, comme à vous, que j’ai pu avoir des torts de forme, mais que je reste dévoué au roi. »

Mais enfin il fallait partir, et rien n’égala la tendresse des adieux. « Je dois, lui écrivait Frédéric, ménager votre modestie ; mais rien ne m’empochera de penser ni de dire ce que je pense. Vous pouvez être sûr que votre souvenir ne périra pas dans ce pays tant que je l’habiterai. La nature m’a donné une âme sensible et un cœur reconnaissant, et il ne faut que cela pour conserver une impression éternelle du séjour que vous avez fait ici. Soyez persuadé que vous conserverez dans ce pays-ci des amis qui ne le céderont point aux sentimens et aux parens que vous avez en France. J’espère que vous me compterez de ce nombre et que vous ajouterez foi à l’amitié et à, l’estime que je vous ai vouées[2]. » Et en conversation il s’exprimait plus chaudement encore : « Je suis bien malheureux, disait-il, que M. de Nivernais ne soit pas né à Berlin, je vous assure bien que je ne l’enverrais à. aucune ambassade et qu’il ne sortirait pas de chez moi. Je dirai de lui ce qu’on disait à Home de la mort de Marcellus : « Les Dieux n’ont fait que le montrer à la terre. » Ce n’était pas la peine de faire sa connaissance pour le perdre pour toujours. » Enfin il écrivait à

  1. Valori, Mémoires, t. I, p. 202.
  2. Lucien Perey, p. 392.