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combinaisons suffiraient, à défaut d’autres argumens, à combattre la théorie atavique du crime.

Ce n’est pas seulement la criminalité qui a des liens de famille avec la folie. Le tempérament artistique, le génie lui-même ont avec elle de fréquentes connexions : il n’y a pas de grand génie sans quelque mélange de folie, dit un ancien. Nombreux en effet sont les hommes illustres à différens titres qui ont été atteints de troubles mentaux divers, ou qui appartenaient à des familles où ces troubles étaient communs. C’est la fréquence de ces associations qui a conduit Moreau de Tours à sa formule : Le génie est une névrose. Au reste, si les grands hommes sont rarement exempts d’un grain de folie, il n’est pas rare non plus que les imbéciles possèdent un grain de génie. C’est ainsi qu’on trouve dans les asiles des calculateurs, des musiciens qui, s’ils ne sont pas tout à fait dignes du nom de génies partiels que Félix Voisin leur a donné, n’en font pas moins preuve d’aptitudes remarquables dans leur spécialité.

M. Nordau a cherché à démontrer la constance de ces associations chez une certaine catégorie d’artistes et de littérateurs dont l’imagination semble prendre plaisir à s’éloigner des idées communes. On lui reproche de n’avoir pas compris que la folie de ces soi-disans décadens ne consistait qu’à vouloir étonner ou scandaliser, et qu’au fond ils ne pensent guère autrement que leurs contemporains. Si ce reproche peut atteindre M. Nordau, il ne suffit pas cependant à laver les auteurs visés du soupçon de folie. C’est en effet un fait d’observation courante que ceux qui simulent la folie ont été aliénés, le sont, ou le seront. La répugnance que beaucoup de personnes éprouvent à admettre la parenté du génie et des autres anomalies de l’esprit, ne repose que sur un préjugé sans fondement. La constatation d’un fait biologique ne constitue pas un opprobre. Isidore-Geoffroy Saint-Hilaire a dit avec raison que les monstres sont monstres par leur organisation tout entière : on peut dire aussi bien que les anormaux sont anormaux par leur organisation tout entière ; et ce qui est vrai au point de vue anatomique l’est nécessairement au point de vue psychologique.

La civilisation favorise la production d’êtres exceptionnels, aussi bien des hommes de génie que des êtres les plus dégradés par le vice ou par les perversions intellectuelles. Les nations les plus civilisées se distinguent autant par le nombre de leurs aliénés et de leurs criminels que par celui de leurs hommes de talent. La civilisation produit ou au moins excite la tendance à la variation, qui se manifeste principalement dans le sexe masculin, que l’on voit fournir le plus grand nombre d’anomalies psy-