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Journal de l’Empire fort important, les arrêts de Geoffroy fort redoutés, et appréciés. Paraître devant lui, affronter le regard inquisitorial du terrible exécuteur des hautes œuvres littéraires, jetait Talma dans un trouble extrême, et il s’indignait à la pensée que depuis deux ans celui-ci jouissait gratuitement d’une loge au théâtre : ces circonstances expliquent, sans la justifier, la ridicule incartade du tragédien. Une tentative de rapprochement dans le cabinet de Lainez, chanteur à l’Opéra, n’avait abouti qu’à creuser le fossé entre les deux hommes. Le 9 décembre 1812, tandis que « le père des comédiens examinait tranquillement le jeu de ses enfans, » Talma entre brusquement dans sa loge, l’air furieux, l’œil égaré, ordonne à Geoffroy d’en sortir, le bouscule, et même l’égratigne assez fortement ; mais, se trouvant seul contre quatre, il est bientôt forcé de céder la place, et continue quelque temps encore à proférer injures, menaces dans le couloir. Grand mouvement dans la salle : tous se lèvent ; les acteurs s’arrêtent, deviennent à leur tour spectateurs, et voilà la ville, les journaux partagés en deux camps. Lettre de Talma, qui somme l’Aristarque de l’attaquer devant les tribunaux, jure de le confondre, l’accuse formellement de vendre à beaucoup d’artistes son indulgence et leur tranquillité ; article de Geoffroy, qui termine son récit par cette promesse… bientôt oubliée : « J’abandonne M. Talma aux flatteurs, présent le plus funeste que puisse faire aux princes de théâtre la colère céleste. C’est ici mon dernier mot sur cet acteur : un profond silence est désormais ce que je lui dois : il est devenu étranger pour moi ; je ne le connais plus, je ne peux plus avec honneur dire ni bien ni mal de son talent : mes éloges auraient l’air de la crainte et de la bassesse ; mes critiques ressembleraient à la haine et à la vengeance. »

Quelques jours après, Talma, dans le rôle de Rhadamiste, fut accueilli du commencement à la fin par des applaudissemens et des sifflets. Quelqu’un même cria : « Talma en prison ! » et l’empereur, parlant de l’incident avec Constant, aurait blâmé sans réserve l’acteur et répété à plusieurs reprises : « Un vieillard ! un vieillard ! cela n’est pas excusable ! Parbleu ! est-ce qu’on ne dit pas du mal de moi ? N’ai-je pas aussi mes critiques qui ne m’épargnent guère ? » A vrai dire, les détracteurs de Napoléon parlaient fort bas, ou s’ils s’exprimaient librement, c’était à l’étranger, hors de ses atteintes. L’équipée de Talma n’eut aucune suite fâcheuse ; pour lui, tandis qu’elle porta un rude coup au prestige de Geoffroy, et agrandit la brèche où devaient se précipiter ses ennemis : Dussault l’attaqua dans son propre journal sous le couvert d’un anonyme transparent. Il mourut le 26 février 1814, « d’un amour-propre rentré et de deux frayeurs chroniques. »