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excellent humaniste, d’un bon sens énergique, d’esprit sarcastique, peu délicat, mais sain et vigoureux, solide jusqu’à la lourdeur, admirateur passionné des maîtres du XVIIe siècle. Pourquoi a-t-il pris en grippe Talma ? Pourquoi dix ans et plus ne perd-il aucune occasion d’exacerber sa vanité, en lui opposant Lekain ou ses contemporains, en lui décochant mille traits aigus dans un mélange habile de louanges et de critiques ? Est-ce parce que l’acteur s’abstenait de certaines attentions auxquelles l’abbé passait pour être sensible, et qui faisaient donner par un camarade ce singulier conseil : « Eh ! mon Dieu ! fais comme moi, paie-le ! » N’est-ce pas plutôt que l’art de Talma s’inspirait de Shakespeare, et aussi de cette révolution sociale qui avait enfanté de nouveaux modèles de vertus et de crimes, dont il s’était imprégné jusqu’aux moelles, et que Geoffroy ne pouvait sentir tout cela ?

Quoi qu’il en soit, quand Talma joue, il le prend à partie dans le Journal de l’Empire, le harcèle, blâme, non sans raison, ses longues et continuelles opérations de finance en province, s’étend longuement sur ses défauts ; il écrit, dit-il, pour l’intérêt de l’art et l’art mérite plus de considération que Talma. Il a « des dons extraordinaires qui font frissonner, du naturel, de la sensibilité ; mais… il a de faux principes et une méthode vicieuse qui gâtent les dons que la nature lui a prodigués. » — Dans Oreste, « il exprime le vrai délire et la passion du désespoir ; » mais « quel dommage que cet acteur, qui a de grands moyens pour le tragique sombre et terrible, ignore les élémens de son art ! C’est un homme d’esprit et de talent qui ne sait pas lire. » — Ou bien encore : « Talma rend d’une manière effrayante tout ce qui appartient à Shakspeare. Il est à la tête de la Société des amis du Noir, ainsi que Ducis, qui est son père, comme Voltaire était celui de Lekain. Il y a aussi entre les deux acteurs la même différence qu’entre les deux auteurs… Talma a joué Néron ; tantôt pesant, tantôt outré, presque jamais noble ; bon dans quelques momens, il manque surtout de goût et d’intelligence… » Et pendant la maladie nerveuse de Talma, en 1809 : « Hélas ! peu s’en est fallu qu’il ne soit allé rejoindre les ombres de Baron et de Lekain, et leur raconter les révolutions de notre théâtre. C’en était fait sans doute de la tragédie, qui aurait eu bien de la peine à se tenir sur son cothurne… »

Rien de tout cela ne dépassait les droits de la critique ; l’acteur, dès qu’il entre en scène, aliène son indépendance, vend l’aspect de sa personne ; et sa prétention d’empêcher qu’on ne le déclare médiocre ou mauvais est aussi naïve que celle du romancier, du peintre, qui n’accepteraient que l’encens pour leurs œuvres. Mais les journaux étaient alors peu nombreux, le