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quand il faisait parler l’épouse de Thésée. Un jour qu’il enseignait le rôle de Séïde dans Mahomet, on en était à l’endroit où, après avoir égorgé Zopire, le jeune fanatique, succombant sous l’horreur de son crime, tombe en murmurant :


Je sens que mes genoux s’affaissent.


Arrivé là, l’élève s’arrête, et, ne sachant comment s’y prendre, l’implore du regard. « Il faut essayer ! » dit Talma. Il portait ce jour-là une toilette de bonne fortune, cravate blanche, habit bleu à boutons de métal, le carrick (houppelande de drap jaune à plusieurs collets), avec culotte de couleur jaune descendant au-dessous du genou, bottines noires à retroussis jaunes, au-dessus desquelles flottait un amas de rubans jaunes de la même nuance. « Je ne peux pas, observe-t-il, me jeter à terre parce que je me salirais, mais vous comprendrez bien sans cela. Quand il a commis son crime, il en sent l’horreur : troublé, égaré, il ne voit pas Palmire à ses côtés et l’appelle. Bientôt à la fureur succède l’accablement, il chancelle, ses jambes refusent de le soutenir, il tombe. » En même temps, Talma s’affaisse sur un vieux paillasson, se relève en époussetant la poussière qui le couvre, et, comme l’élève ne reproduit pas à son gré sa pantomime, il la recommence trois fois, non sans la faire précéder chaque fois de ces mots : « Je ne me jette pas à terre parce que je me salirais, » tant l’âme de l’artiste l’élevait au-dessus de tout autre souci !

Autant il accepte avec douceur les conseils qu’il sait dictés par la sympathie, autant son amour-propre se redresse ombrageux lorsque la critique part d’un écrivain hostile, qu’une cabale cherche à le dénigrer en lui opposant tel ou tel acteur notoirement inférieur, un Joanny, un Lafon[1]. Fils d’un médecin, destiné d’abord à la prêtrise, puis à la profession paternelle, mais entraîné par une vocation irrésistible, comédien de société, puis comédien nomade en province, Lafon avait débuté avec éclat à la Comédie dans le rôle d’Achille d’Iphigénie en Aulide. « Allez à Paris, lui avait conseillé un ami, un parent de Barras : c’est là le bon endroit ; là sont les beaux exemples, les grandes leçons, le vrai public, la vraie renommée. » Un horrible accent gascon dont il se défit à grand’peine, de l’emphase, le goût du clinquant et du pompeux, la manie de faire sentir à l’excès la rime et la césure, en même temps beaucoup de verve, de chaleur, des gestes nobles, une démarche tragique, du panache, en un mot ses qualités et ses

  1. Né en 1775, mort en 1846. — De Marne et Ménétrier, Galerie historique des comédiens de la troupe de Nicolet. — Galerie historique des acteurs français, mimes et paradistes. — Galerie historique de la Comédie-Française. — Rolle, Constitutionnel du 18 mai 1846.