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des demi-mouvemens jolis, mais gauches comme s’ils marchaient sur des pointes d’épées et s’ils avaient peur d’être contaminés par tous les objets qui les entourent. Ils font ordinairement une retraite de corps pour se garer de la chose vers laquelle ils tendent la tête. Ils sont las de leur force, embarrassés de leur taille et quasi honteux de leur beauté. Ils sont bâtis comme des colonnes et ils penchent comme des roseaux. Leur tête trop lourde de songes retombe sur leurs épaules et tout le corps fléchit sous ce poids. On dirait de jeunes dieux timides qui vont pour la première fois dans le monde. Ils ne savent que faire de leurs bras d’athlètes, de leurs poitrines de vainqueurs aux courses olympiques, de leurs jarrets de chasseurs de sangliers. Aucun membre n’est raidi pour un effort ; aucun geste n’est rapide, ni violent. S’ils étreignent, c’est avec lassitude ; s’ils tuent un monstre, c’est à regret. Les muscles sont sains, les épaules droites, bien effacées, les cuirasses sont rigides, mais un mal mystérieux fait chanceler toute cette enveloppe de chair et de fer. On sent leur détachement et leur indifférence pour cette magnifique machine humaine que la Nature a mise à leur disposition. Ce sont des âmes étonnées d’être prises dans des corps.

Cette impression de lassitude exquise et d’élégante gaucherie. de psychologie compliquée un peu pessimiste, Burne-Jones la donne au moyen de plusieurs déviations systématiques de la nature auxquelles il plie ses figures. — D’abord, il les fait de huit têtes et demie, parfois davantage, et, à leur usage, il construit à ses palais des portes d’une hauteur extraordinaire pour leur largeur. — Ayant établi sa figure très longue, il exagère encore cette impression en remontant un peu les hanches, mais comme il veut laisser au buste toute sa souplesse, au lieu de donner la saillie la plus forte des hanches on haut, il l’arrondit et la descend très bas. — De même, il exagère la largeur des hanches chez la femme par rapport aux épaules et la diminue chez l’homme, en sorte qu’on dirait parfois, dans sa Roue de la Fortune notamment, qu’il a voulu illustrer la ridicule théorie d’après laquelle le tronc de l’académie masculine aurait la forme d’un œuf posé sur le petit bout, et le tronc de l’académie féminine, d’un œuf posé sur le gros bout. — Le personnage une fois bâti, il fait presque toujours porter le poids du corps sur une seule jambe, comme Ingres dans sa Source. Cette jambe rigide s’arque en dedans ; sur elle, tout un côté du corps se tasse ; la hanche ressort et remonte, l’épaule s’abaisse, mais l’autre côté du corps se développe souple, onduleux ; l’épaule se relève, la jambe détendue cède, et le genou jaillit légèrement en avant, repoussant le pied derrière le plan. Cette pose se représente à satiété dans les œuvres de Burne-Jones. Puis, pour plus de