Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/342

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

banalité de tels sujets, il faudrait les traiter avec génie. M. Millais ne les traite pas avec génie. Son imagination n’est ni très vigoureuse ni très étendue. On sent bien qu’il n’a pas beaucoup cherché, mais on souhaiterait qu’il eût cherché davantage, ou que, du moins, il eût trouvé. Toutes les fois qu’il a peint un duo d’amour, il a mis ses deux héros exactement de même, debout, face à face : Le Huguenot, le Hussard de Brunswick, le Maître de Ravenswood, le Chevalier errant, Oui ou non ? Effie Deans, ont la même attitude. Et il ne sauve pas cette uniformité par une grande vigueur de mouvement. Les poses sont justes, les masses bien balancées, les lignes parallèles coupées aux bons endroits, et il n’y a rien à reprendre. Mais il n’y a pas de trouvaille. Pour l’originalité, devant Effie Deans ou Lammermoor, on en est à regretter Paul Delaroche. Ses fonds de pierres ou de verdure égalent, pour le fini, M. Robinet et, pour la vérité de tons, M. Bouguereau. Peints avec le même relief que la figure principale, ils s’avancent au même plan qu’elle et détruisent ainsi toute perspective aérienne. Des compositions comme celle de l’Enfant aux bulles de savon ne soulèvent aucune critique positive ; elles manquent de tout ce qui fait la grandeur d’une œuvre d’art et, pour la conception comme pour le sujet, on aimerait autant les poupons que M. Millier nous montrait jadis remplissant de crème la montre de leur papa. C’est le « Genre » dans toute sa vanité sotte et triomphante, le genre, c’est-à-dire le singe de la grande peinture et le parvenu du morceau, qui se croit plus vivant que l’Académie et plus noble que l’étude, qui jalouse l’une, dédaigne l’autre, et reste au-dessous de toutes les deux. Le « Genre », cette bourgeoisie de l’art, telle est le premier trait caractéristique de M. Millais.

Le second, c’est la précision. Une fois qu’il a composé son portrait ou sa scène de genre, il dessine le geste du modèle avec précision et sobriété. Ses personnages historiques et légendaires ont toujours l’air si simple, si défini, si ressemblant, qu’on dirait des gens qui entrent chez vous. Ce sont des portraits en effet. La plupart de ces tragiques amoureux ont été peints d’après des gens du monde, des parens, ou des amis complaisans. Ainsi son fameux Huguenot représente le général Lemprière ; la jeune femme du hussard noir de Brunswick est le portrait de la seconde fille de Charles Dickens, plus tard Mme Perugini ; Millais a peint ses propres fils dans l’Enfance de Raleigh ; dans le célèbre Passage du Nord-Ouest, la tête du vieux marin est celle de Trelawney, l’intrépide explorateur. Ces morceaux sont généralement bien peints, d’une couleur éclatante qui ne va pas jusqu’à être vibrante, et d’une harmonie relative qui n’atteint pourtant pas