Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/339

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’expriment pas d’idées. M. Alma Tadema, dans sa recherche obstinée — et victorieuse — d’un art personnel et suggestif, se sépare donc bien nettement de nous. Et cela nous fait souvenir que, lorsqu’il vint étudier la peinture à Anvers, âgé de seize ans, c’est sous le baron Wappers qu’il travailla, c’est-à-dire sous le chef d’école le plus opposé à l’influence française. Sous le même maître, longtemps auparavant, avait débuté Madox Brown. — Ainsi, aux deux extrémités de la chaîne, nous retrouvons un point de départ semblable, anti-français. M. Alma Tadema peut être né en Hollande, il peut habiter une maison romaine ; il n’en est pas moins un Anglais ; il porte la marque britannique, et c’est à cela qu’il doit son originalité.


V. — LE GENRE. — SIR JOHN EVERETT M1LLAIS

Il y a quelques années, M. Millais se promenait avec un ami dans les jardins de Kensington, lorsque, se trouvant au-delà du petit étang rond, il s’arrêta tout à coup et dit : « Comme c’est extraordinaire, de penser que jadis j’ai péché des épinoches dans cet étang, et que maintenant je me retrouve à ce même endroit un grand homme, et un baronnet, avec un bel hôtel, beaucoup d’argent et tout ce que mon cœur désire. » Et là-dessus il reprit allègrement sa marche.

Ce mot peint M. Millais, et son histoire, et son caractère, et son art même. Car toutes ces choses sont d’un homme heureux. Enfant prodige, à cinq ans, il dessine des officiers de la garnison de Dinan avec une telle maestria que ceux-ci refusent d’y croire. Un pari s’engage, et les incrédules en sont pour un dîner au Champagne. A neuf ans, il est présenté au président de la Royal Academy, le vénérable Archer Shee, qui lui prophétise la conquête d’un royaume de l’Art, et tout de suite il commence à dessiner des bosses… A onze ans, — fait jusqu’alors inouï et dont on n’a pas vu depuis un second exemple, — il entre à l’Académie et, à dix-sept, il expose son premier tableau d’histoire. On est tenté de répéter le mot de Glocester dans Richard III : « Les printemps si précoces n’ont pas de longs étés : » mais John fait mentir le proverbe. Ses parens, enthousiasmés, écartent toutes les difficultés de sa route ; les sommités officielles le considèrent avec bienveillance. Les camarades font la haie et battent des mains. Beau, svelte, le mieux fait du monde, plein de santé, d’entrain, de feu, ressemblant, disait Rossetti, à un ange, la main toujours tendue pour aider les amis, Hunt par exemple, dès leurs premiers pas dans la carrière, — ces premiers pas qui coûtent si cher, — il devient rapidement populaire. A vingt ans, il est déjà une manière de chef