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disposition est caractéristique du talent de M. Alma Tadema. Dans sa Fête du Vin, dans sa Route du Temple, dans son Hadrien, dans sa Bénédiction, on la retrouve. Ici un groupe, là un autre, plus loin un personnage isolé ; tout cela indépendant, vivant de sa vie propre, ne se rejoignant par aucun trait, ni ne s’exigeant par aucun besoin d’équilibre. On peut morceler l’œuvre un peu au hasard sans lui faire de mal ; et on la morcelle en effet, si besoin est, pour les commodités de la vente. Il y a quelque temps, M. Alma Tadema, voyant qu’il ne pouvait trouver acquéreur pour son Hadrien, à cause d’une figure à demi nue qui se trouve sur le premier plan, — le nu étant à peu près proscrit dans l’art anglais : — « Qu’à cela ne tienne ! » s’écria-t-il, et il se mit à découper son tableau en trois, vendant fort bien deux morceaux et gardant le troisième, la figure nue, pour son atelier. Personne ne se douterait que ces morceaux faisaient partie d’un ensemble. Ce détail montre au vif le défaut de composition. Allez donc couper la Mise au Tombeau du Titien, qui est au Louvre ; et dites où passerait la ligne de démarcation qui n’entamerait pas quelque chose d’important, qui ne tuerait pas l’œuvre ?

Cependant on se tromperait, si l’on croyait que M. Alma Tadema se rapproche de nos modernistes français chez qui l’on ne prend pas garde à la composition, où les figures se répartissent un peu au hasard, d’elles-mêmes, comme la nature ou comme une rencontre d’atelier les a données. Loin de là, ce joyeux Hollandais qui étonne et divertit tout Londres par ses bons mots, ses conundrums, par sa bonne physionomie d’habitué des tableaux de Téniers, par sa rondeur j’oviale de félibre débauchant des quakers, est au fond un grand artificieux. Il l’est, à sa façon, presque autant que M. Burne-Jones, et nul ne saurait dire quelles peines il prend pour échapper à l’ordonnance classique et au point de vue latin. Il a en ce moment sur son chevalet un tableau intitulé Spring : une théorie de jeunes filles descendant une rue au milieu de monumens antiques et acclamant le printemps. Sa première esquisse était classique ; il l’a jetée pour tout refaire, en détruisant l’aspect solennel et synthétique du premier jet. Il ne compose pas, il est vrai, mais il dispose très laborieusement ses figures, et cela toujours de façon à donner à son tableau son maximum de force expressive, à le rendre le plus suggestif possible. Ce qui entre dans une toile de M. Alma Tadema, en apparence au hasard, selon le caprice d’un coup de Kodak, ce ne sont pas, comme chez nos modernistes, des morceaux sans expression : un arbre au premier plan, une barrière, un dos, une blouse, des choses qui tiennent de la place sans rien ajouter à la pensée, — mais toujours