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réservé, plus boutonné que ses collègues. Un regret personnel le retenait : il ne renonçait pas sans un véritable chagrin à la combinaison qu’il avait proposée et qui allait échouer ainsi au port. Peut-être aussi voyait-il plus clairement que d’autres le pas qui suivrait celui qu’on lui demandait de faire, et reculait-il encore devant la pensée d’une campagne offensive à engager contre la Prusse. — « Prenons garde, dit-il, d’aller trop vite : il ne faut faire qu’une besogne dont aucun de nous n’ait à se repentir ; un ouvrage plâtré ne durerait pas : il faut éviter de faire un trou à la lune. » On ne put le faire sortir de là, et huit jours se passèrent dans cette incertitude. Mais à l’audience du mardi suivant, Rouillé fit savoir à Stahremberg que, comme apparemment sa cour voudrait revenir à son premier plan, il eût à demander, dans le plus bref délai, des instructions pour obtenir sur ce point un complément de détails indispensable. Il ajouta qu’il ne fallait pas perdre un moment, parce que le secret de la négociation commençait à s’ébruiter et qu’on ne pourrait peut-être pas le garder longtemps.

C’était accepter le nouveau terrain de la discussion ; et telle avait été, en effet, la décision prise dans un petit conseil que le roi présidait. Bernis raconte qu’il avait été seul à la combattre. Le motif de son opposition était qu’à ses yeux la résolution n’était pas tout à fait sérieuse, personne ne voulant au fond s’associer jusqu’au bout aux ressentimens de l’impératrice, et tout le monde cherchant seulement à gagner du temps pour éviter une rupture immédiate. — « Ma voix ne fut pas la plus forte, dit-il, parce qu’elle était unique, et que d’ailleurs je me trouvais en opposition avec le cœur paternel du roi, qui cherchait depuis longtemps les moyens d’assurer le sort incertain de sa fille et de son gendre. » — Le plan primitif de Marie-Thérèse était, en effet, le seul qui pût promettre à l’infant et à sa femme un établissement dans les Pays-Bas. Mais faut-il qualifier sévèrement le désir assez naturel chez un souverain de France de placer la frontière septentrionale de ses États dans des mains amies et dépendantes ? Bernis ne nous dit pas d’ailleurs quel autre plan il aurait proposé de suivre, du moment où le sien n’était plus de mise, et rien ne prouve qu’il ait été jusqu’à conseiller à Louis XV de congédier tout le monde et de rester seul entre la Prusse qui l’abandonnait et l’Autriche qu’il aurait éloignée, en face de l’Angleterre en armes[1] ?

Rouillé avait du reste raison de dire qu’il fallait se hâter si on voulait garder encore à la négociation elle-même une apparence de secret. A défaut d’autres indices, deux longues conversations de Stahremberg dans le cabinet de Rouillé, suivies du départ

  1. Stahremberg à Kaunitz, 5 et 7 février 1756 (Archives de Vienne. — Bernis Mémoires, p. 261).