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adieu à ces riens qui furent des hommes, adieu à ce gardien qui veille sur cette église, et sur ces souvenirs : moi je m’en vais, ayant ailleurs un autre devoir dont je sens mieux maintenant l’attache et l’attrait.

Long retour, car vers neuf heures, sur la lisière de la forêt, mon cheval tombe boiteux, et j’achève au pas, dans l’ombre, ce triste pèlerinage. Je suis une allée rectiligne, indéfinie ; des ronds-points l’interrompent, que je traverse diamétralement pour reprendre, au bord opposé du cercle, mon imperturbable direction. Tout d’un coup, une éclaircie grisâtre s’ouvre au bout de ce chemin noir ; j’entre dans une clairière et reconnais cette extrême région du polygone vouée aux ravages des projectiles. C’est toute la portée du canon qu’il me reste à parcourir : l’observatoire du colonel, la batterie de siège… Ces objets se dressent l’un après l’autre sur mon horizon, et je m’approche lentement d’eux, qui semblent ne pas vouloir s’approcher de moi. Puis c’est le camp et son aspect sévère, et toute cette ordonnance où je retrouve comme la règle de ma propre vie.

Une bougie qui veille sous ma tente l’imprègne de lumière diffuse, mon bon serviteur Audant, assis devant ma table, m’attend en lisant le Petit Journal. Il me dit les nouvelles du jour : « Une lettre de Paris… Il est venu un lieutenant du 32e qui a demandé à voir mon lieutenant. » Enfin, un aujourd’hui tout pareil à hier, tout pareil à demain ; et je devrais me coucher bien tranquille, étant si fatigué ; pourtant ce papier bleu qui m’arrive de Paris m’agace et m’inquiète, car j’étais à mille lieues de la capitale, et je n’avais nul besoin que ce petit texte poli, joli, littéraire, aiguisé m’y ramenât. Surtout que me veut cette glose, si lisible entre les lignes : les salons, les journaux, les échos, le roman d’analyse, et ce qu’on nomme le monde : cravates, poignées de main, sourires, enfin tout ce mensonge dans lequel nous vivons ? « Tarte à la crème, cher monsieur,… surtout ne nous obligez pas à penser. » C’est le conseil universel, et qui veut s’y conformer fait fortune. Mais moi, qui suis un ouvrier, et qui, semant la parole, voudrais récolter l’action, je m’en vais brûler ce papier comme on brûle de l’ivraie. La flamme de ma bougie le gagne et s’étend sur lui d’un angle à l’autre ; il éclaire autour de moi toute ma pauvreté : puis, cela s’éteint et cela tombe…

Une flambée d’une minute, un peu de cendre qu’emporte le vent, n’est-ce pas le symbole même de la vie ? Soixante années, soixante misérables révolutions de la terre autour du soleil, voilà toute notre part dans la durée : que pourrions-nous fonder, que prétendrions-nous seulement connaître, durant ce risible espace de temps ? Au surplus, que d’erreurs, que de misères