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On a toituré les cuisines, en sorte qu’il ne pleut plus dans la soupe ; mais le toit consiste en vieilles planches toutes percées de mitraille, et il faudra les remplacer, si ce camp continue à s’affirmer pour un camp de pluie. De même, les selles et le harnachement sont à l’abri sous une bâche ; le fourrage est serré dans une tente, et ces deux établissemens, œuvres de notre inventif adjudant, se répondent dans une belle symétrie, aux deux bouts de notre corde à chevaux. Au-delà de cet emplacement, plus rien que la jachère ; on découvre la lisière de la forêt, un hangar de bois sous lequel se font les distributions de foin, puis une baie dans la masse du feuillage : c’est l’entrée du polygone.

Le premier jour, il y avait à cet angle-là des vivandières qui vendaient toutes sortes de choses ; invitées à chercher des cliens ailleurs, elles ont passé la voie ferrée et rétabli plus loin leur colonie. C’est donc là un pays de Tendre, habité par des corsages roses et bleus, qui font des taches gaies sur la verdure. Le colonel ne l’ignore pas, mais renseigné par M. le maire, qui connaît si bien son monde, et par le médecin-major dont le diagnostic est si sûr, il a dit : « Peuh !… » Car c’est ainsi depuis le temps d’Agamemnon.

Je reviens par la grande rue, très encombrée à cette heure matinale, car c’est là que se font tous les va-et-vient du service, là que circulent les marchands avec leurs hottes, leurs cabas, leurs petites voitures. Et voici un des groupes qu’on voit : un canonnier trempe son pain dans une tasse de lait et mange avec lenteur ; la marchande, debout devant lui, attend qu’il ait fini, et n’aperçoit pas un chien qui vient flairer son panier avec des narines curieuses et des yeux craintifs.

Au centre de tout, se font face la salle des Rapports et le poste de police, membres puissans du corps que nous composons. La salle des Rapports surtout joue dans la vie particulière de chacun un rôle considérable, et dont témoigne mal cette enceinte de planches et cet aspect de baraque ; car elle est une personne qui commande, à qui l’on obéit, qu’on discute et qu’on maudit ; plus encore, elle est cette part de fatalité qu’il y a dans toutes nos existences. Je vais doubler ce cap redoutable, quand l’adjudant-major s’avance, le revolver pendu au côté ; il tourne vers moi ses terribles moustaches qui sont toujours de service :

— Vous êtes désigné pour accompagner le colonel, me dit-il.

— Le colonel ?… je passe machinalement la main sous mon menton et me reconnais suffisamment rasé. Puis, je reviens tout droit à ma tente :

— Audant, une paire de manchettes et mes bottes neuves. J’accompagne le colonel.