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sa haute trajectoire et ne rend pas un son musical, comme il arrive pour des bouches à feu plus parfaites, mais bien un fredon bizarre, décroissant avec les vitesses elles-mêmes, un miaulement prolongé, pareil à celui qu’on obtient sur un violon quand, au lieu de tenir la note, on traîne le doigt tout le long de la corde. Il éclate enfin sourdement, et l’ordre dans lequel nous percevons ces différens bruits n’est pas celui de leur succession naturelle, car l’obus dépasse en vitesse l’onde sonore ; il arrive à son point de chute avant que la détonation du canon n’y soit parvenue. Mes yeux et mes oreilles prennent à ce spectacle un plaisir professionnel, et je hume une bonne odeur de poudre, mélangée aux senteurs de la forêt. Mais le tir s’allonge vers nous et nous menace : il faut rentrer sous ce couvert.

Que l’on suppose un dé à jouer, dont une face serait le sol, l’autre un plafond de madriers pourris, chargé de terre, traversé par des racines ; qu’une des parois de ce cube soit un mur, protégé au dehors par un épaulement ventru ; l’autre un blindage de fer, percé d’une fente horizontale ; enfin que les deux derniers côtés soient des baies ouvertes sur un chemin, sur des buissons, sur une friche toute ravinée, où les sillons de l’obus semblent les erreurs de quelque charrue fantasque : voilà ce logis, qui contient avec moi un téléphoniste, deux travailleurs et un trompette. On construit maintenant des abris de tôle ondulée qui sont bien plus élégans ; mais on ne respire pas dans ces boîtes hermétiques et j’aime mieux ce domicile, mi-partie de plein et de vide, où cette fauvette a pu entreprendre un nid. Le téléphoniste la connaît bien ; il dit que tous les jours elle avance son travail, qu’elle s’est habituée à voir là des hommes et qu’elle ne reniera pas ses œufs. Il me parle, appuyé d’un coude sur sa table, collant à son oreille un des récepteurs de son appareil. Tout à coup, il sourit, et, comme je le questionne :

— Ils disent qu’on va interrompre le tir, qu’il y a un cheval lâché dans le polygone…

Ceux-là le disent, qui ont qualité pour prononcer ou pour transmettre ; le terme impersonnel dont il les désigne est fort juste, car c’est avec des voix abstraites qu’il converse, non avec des personnes. Toutes ces bouches qui causent du métier dans le métier même taisent les caractères et ne laissent paraître que les fonctions.

Quant au cheval, je suis bien tranquille. On voit souvent, à Fontainebleau, des biches traverser le polygone au moment des tirs ; elles arrêtent parfois leurs hardes devant les objectifs, comme si elles voulaient montrer à leur faons la bêtise des hommes ; puis, leur instinct les guidant mieux que notre balistique, elles