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n’en demandent pas davantage. Leurs oreilles, qui ne sont pas difficiles, y surprennent comme un écho de ces beaux hexamètres de Virgile qu’on leur a fait admirer à l’école, et ils sont fiers de les imiter tant bien que mal ; ils espèrent que la personne qu’ils veulent honorer d’une inscription leur sera reconnaissante, jusque dans le Tartare, de ce qu’ils ont essayé de faire :


Spero tibi gratum si hæc quoque Tartara norunt.


L’argentier de Cirta, Procilius, qui passa si gaîment sa longue vie « à rire et à s’amuser avec ses chers amis, » se félicite beaucoup d’avoir eu la précaution de composer lui-même son épitaphe avant de mourir :


Titulos quos legis vivus mee morti paravi.


Il est sûr pourtant que, s’il avait laissé ce soin à ses amis, ils auraient eu grand’peine à faire de plus mauvais vers que les siens. Mais ces bons Africains n’ont pas l’air de se douter que leur prosodie soit si vicieuse ; ils paraissent au contraire très glorieux de leur poésie ; ils attirent l’attention du passant sur elle, et, quand il s’en va, ils le remercient de s’être arrêté un moment pour la lire :


Valeas, viator, lector mei carminis.


Il devait pourtant y avoir des exceptions : dans un pays où l’on étudiait avec tant d’ardeur, il était inévitable qu’il se trouvât des gens qui finissaient par se mettre dans la tête la quantité des syllabes et qui versifiaient à peu près correctement. Comme ce talent leur vient du travail, non de la nature, et qu’il est laborieusement acquis, leur poésie en général manque d’aisance et de grâce ; elle paraît raide, empruntée, artificielle ; elle ressemble un peu à celle de nos écoliers, quand ils chevillaient péniblement des vers latins, à l’aide du dictionnaire. Cependant on prisait beaucoup ces jeux d’esprit et ceux qui s’y livraient. A la fin de l’empire, au moment de l’invasion des barbares, il y avait à Carthage, malgré le malheur des temps, toute une école de poètes dont l’Anthologie latine nous a en partie conservé les œuvres, et qui paraît avoir été assez florissante. La brusque arrivée des Vandales déconcerta ce petit groupe de gens qui s’étaient fort accoutumés à la civilisation romaine. Ils devaient éprouver une haine violente contre ces importuns qui venaient les troubler dans leur vie tranquille et leurs jouissances littéraires ; mais, comme il était dans leurs habitudes de s’approcher des puissans et de rechercher leurs faveurs, ils finirent par faire des vers en l’honneur