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passion d’entendre bien parler. Lucien, vers la même époque, parcourait la Gaule et l’Italie, charmant les lettrés des grandes villes par ses brillantes déclamations, et trouvait moyen d’en rapporter beaucoup de renommée et assez d’argent. Le sujet des conférences d’Apulée devait être emprunté d’ordinaire à la philosophie : nous avons vu qu’il faisait profession d’être un disciple de Platon ; ce qui ne l’empêche pas, quand il parle, de donner au moins autant d’importance au style qu’aux idées. Sa philosophie, — c’est lui qui nous l’apprend, — a pour mission d’enseigner à bien parler comme à bien vivre : Disciplina regalis tam ad bene dicendum quam ad bene vivendum reperta ; et c’est surtout de bien parler qu’il paraît se préoccuper. Il sait que ce mérite est celui qu’exigent avant tout ceux qui viennent l’entendre ; il est probable qu’ils seraient assez indifférens à quelque erreur de doctrine, mais on peut être sûr qu’ils ne souffriraient pas de faute de langage. « Qui de vous, leur dit-il, me pardonnerait de faire un solécisme ? qui ne se fâcherait si je prononçais mal une seule syllabe ? » Nous voilà édifiés sur les dispositions des auditeurs d’Apulée : la philosophie servait de prétexte, mais c’était bien à un exercice de rhétorique qu’ils venaient assister.

On se réunissait un peu partout, dans les maisons particulières, dans les temples, dans les basiliques ; à Carthage, c’était au théâtre. On peut être choqué d’abord que pour une leçon de philosophie on ait choisi un théâtre, mais Apulée nous rassure. Le lieu en lui-même, nous dit-il, est indifférent ; il ne faut pas se demander où l’on est, mais ce qu’on vient voir et entendre : l’intention purifie tout. « Si c’est un acteur de mime, il vous fera rire ; si c’est un funambule, il vous fera trembler ; le comédien vous amusera, mais avec le philosophe vous vous instruirez. » N’importe ! voilà le philosophe dans une étrange compagnie. La vérité, c’est qu’il n’y avait pas d’autre salle assez grande pour contenir ceux qui voulaient entendre Apulée, et le théâtre même avait peine à y suffire. Ce grand auditoire le rend très fier. Il ne néglige pas de nous dire qu’aucun philosophe avant lui n’avait réuni autant de monde, et de faire des tableaux amusans de tous ces gens qui se poussent et se serrent, sans parvenir toujours à se placer.

Du reste, le succès d’Apulée est fort aisé à comprendre. Il avait beaucoup d’esprit, il parlait fort bien ; il plaisait aux gens de son temps par ses qualités et par ses défauts. Personne ne savait comme lui tourner une phrase et enchâsser les mots dans la période de façon à charmer l’oreille. C’était un concert qu’il donnait au peuple de Carthage toutes les fois qu’il se faisait entendre. Ajoutons que l’homme est chez lui aussi séduisant que l’orateur.