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Cet incident a prouvé une fois de plus qu’il est très difficile et probablement impossible de faire régner l’harmonie entre le chancelier de l’Empire et le président du Conseil des ministres prussien. Quelque bonne volonté qu’on y mette, des difficultés d’attributions finissent toujours par s’élever et amènent des dissentimens entre les personnes. M. de Bismarck avait réuni ces fonctions dans ses mains : on sait qu’en 1873, se sentant un peu fatigué, il a fait une première expérience du dédoublement, et qu’il a confié la présidence du ministère prussien à M. de Roon, ancien ministre de la Guerre, qui était son ami personnel et avec lequel il se disait sûr de marcher toujours en parfaite harmonie. Il n’en a pas été tout à fait ainsi, et au bout de deux ans, M. de Bismarck a repris la présidence du ministère prussien pour la réunir de nouveau à la chancellerie de l’Empire. Les choses restèrent dans cet état jusqu’à la chute du prince de Bismarck. À ce moment, les deux fonctions furent encore disjointes, comme si l’empereur avait craint de donner à côté de lui trop de pouvoir à un de ses ministres. Tout le monde a signalé l’inconvénient et prédit le conflit : il vient, en effet, de se produire. L’expérience a paru concluante et le système de la séparation a été définitivement abandonné : le prince de Hohenlohe sera en même temps chancelier de l’Empire et président du ministère prussien. Le prince de Hohenlohe est catholique et bavarois, et à ce double titre sa nomination à la chancellerie impériale a causé une assez grande surprise. Il a été pendant plusieurs années ambassadeur à Paris, où il a laissé le souvenir d’un diplomate habile, délié, animé des meilleures intentions. Il a été depuis lors, jusqu’à présent statthalter d’Alsace-Lorraine. Son âge déjà avancé a sans doute un peu diminué son activité, et tout porte à croire que l’empereur trouvera en lui un serviteur fidèle, exact, consciencieux, plutôt qu’un homme à idées personnelles. Le comte d’Eulenbourg, ancien président du ministère de Prusse, y remplissait aussi les fonctions de ministre de l’Intérieur ; il y est remplacé par M. de Kœller. M. de Kœller était hier encore sous-secrétaire d’État à l’Intérieur en Alsace-Lorraine : le prince de Hohenlohe a pu l’y bien connaître et l’y apprécier. Il s’est signalé autrefois au Reichstag par l’ardeur avec laquelle il a réclamé des lois draconiennes contre les socialistes. Aussi les libéraux le voient-ils arriver avec inquiétude et les conservateurs avec joie ; mais il est probable qu’il se bornera à appliquer la volonté impériale quelle qu’elle soit, et peut-être trompera-t-il les craintes des libéraux aussi bien que les espérances des réactionnaires. Reste à savoir quelles sont les intentions actuelles de Guillaume II au sujet des socialistes. Tout ce qu’on peut dire, c’est que ceux-ci n’ont pas vu sans émotion le départ de M. de Caprivi, et la nomination de M. de Kœller n’est pas faite pour les rassurer. Qui sait si les élections qui viennent d’avoir lieu en Belgique et le péril qu’elles ont fait apparaître au sein d’une monarchie voisine