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ministre, avec la perspective d’élections qui ne peuvent plus se faire attendre bien longtemps, est de nature à provoquer dans les esprits un grand trouble. Nous parlons naturellement des libéraux : quant aux autres, ils ne seront pas embarrassés du parti à prendre. Toute la vieille Angleterre se dressera contre les entreprises révolutionnaires d’un ministre comme on en avait encore peu vu. Que sortira-t-il de là ? Nul ne le sait, mais tout le monde a le sentiment qu’on est lancé dans la plus incertaine des entreprises et la plus périlleuse.

Lord Rosebery ne se fait lui-même aucune illusion à ce sujet ; il n’ignore pas qu’il joue un jeu dangereux et que sa fortune politique, jusqu’à ce jour si heureuse et si brillante, risque d’y rester pour longtemps compromise. C’est sans doute à cette préoccupation qu’on doit attribuer le ton insolite du discours qu’il a prononcé à Sheffield avant de se rendre à Bradford. Il y a, qu’on nous permette le mot, du boulangisme dans son cas. Il mêle volontiers la note patriotique à la note radicale, afin de faire passer ses réformes intérieures grâce à une violente surexcitation du chauvinisme ; il recherche les manifestations bruyantes qui parlent à l’imagination des foules plus haut et plus fort qu’à la raison des hommes de bon sens. Malheureusement, c’est de la France qu’il s’est servi cette fois pour atteindre son but, et le langage dont il a usé à notre égard n’est pas de ceux qui rendent les relations plus cordiales, ni les négociations plus faciles. Les journaux parlent trop souvent comme l’a fait lord Rosebery, en quoi ils ont tort, mais les gouvernemens observent d’ordinaire plus d’égards les uns vis-à-vis des autres. On comprend à la rigueur que le ministère anglais se préoccupe des conséquences que peut avoir une expédition française à Madagascar, et qu’il provoque discrètement à ce sujet un échange de vues entre lui et nous ; mais il est inadmissible que le chef de ce ministère ville chercher la sonorité d’une réunion publique pour y mesurer, en la limitant étroitement, l’étendue de nos droits, et pour nous adresser, au nom de ses propres intérêts, des leçons dont nous n’avons que faire et que nous ne saurions accepter sous cette forme. Et que signifie ce souvenir de la bataille d’Azincourt que lord Rosebery a évoqué dans la péroraison de sa harangue, et qu’il a rappelé en paroles enflammées ? N’avons-nous pas assez de nos difficultés présentes, et allons-nous encore nous jeter à la tête nos victoires ou nos défaites depuis la bataille d’Hastings jusqu’à celle de Waterloo ? En parlant d’Azincourt, lord Rosebery a fait acte d’historien, ou peut-être de poète puisqu’il a pris sa citation dans Shakspeare, beaucoup plus que de diplomate. Peut-être a-t-il voulu seulement faire acte de courtier électoral ; mais si les procédés de ce genre peuvent être utiles un jour, dans une circonstance passagère, ils sont nuisibles ensuite pour longtemps, car ils laissent des traces qu’on a de la peine à effacer. Lord Rosebery a voulu prouver qu’il n’avait eu que des succès diplomatiques,